Épée Indomptable, Clarté Lumineuse - Vingt-deuxième chant

Taide et Ulfilla furent convoqués en privé par le roi. Trop de choses dites devaient rester confidentielles.

Pour montrer sa gratitude et respecter sa promesse, le souverain révoqua toutes les sanctions qui existaient encore contre le Seigneur Épée Indomptable et sa dame, la Princesse Clarté Lumineuse. L’application valait pour leurs incarnations actuelles et successives. Il lui redonnait aussi le palais du Seigneur ainsi que l’ermitage, toutes ses propriétés en fait. Et le titre de Grands Gardiens honoraires. Il les invitait à venir s’établir dans les Îles pour toujours.
Ulfilla hésitait à accepter. Taide aussi. Ils voulaient réfléchir. Ils croyaient aux Îles Suspendues du mythe, la récompense de l’Illumination. Ils savaient qu’elles vivraient toujours, sous une forme ou une autre.

Mais, les vrais Îles les avaient toujours blessés. 

Ulfilla les abhorrait. Elles l’avaient tellement fait souffrir, sous l’incarnation d’Épée Indomptable, puis dans toutes celles où il avait dû se sacrifier pour elles alors que le lien s’atténuait de vie en vie. Elles se mourraient: seul 20% de la population d’avant l’épidémie survivait. Le repeuplement causait problème, mais c’était le leur. Il ne s’en mêlerait pas. Il était excédé jusqu’à l’irritation par leur hypocrisie. Que l’amour et sa manifestation physique, toutes choses bonnes et naturelles, soient relégués au placard le heurtait au plus haut degré.

Taide aussi les détestait mais pas pour les mêmes raisons. Elle leur en voulait pour la portion congrue et la déconsidération qu’ils accordaient aux femmes, malgré le matriarcat. Là d’où ils venaient, son compagnon et elle, les femmes étaient si estimées que c’étaient presque toujours des reines et non des rois. Leur opinion comptait. Ici, seuls des hommes étaient Grands Gardiens, un club de gars, s’imaginant pouvoir vivre seuls, détachés des femmes, en vieux garçons desséchés, sous prétexte de rester disponibles à 100% pour protéger la Cloche d’Or. Ils avaient imposés leur abstinence à toute leur société. Les femmes ne ramassaient que des postes subalternes, faciles à sacrifier — n’était-ce pas ce qui était arrivé à la Princesse? —, à moins de nourrir la Cloche d’Or, où elles étaient estimées. Finalement, le Seigneur Épée Indomptable s’était montré très sain dans son affection pour sa dame.

Theleilan n’avait pas été invité par le roi. Il n’avait pas à connaître l’identité réelle de ses deux compagnons, même s’il se posait régulièrement des questions. Trop dangereux pour eux. 

Il était quand même dans le même état d’esprit que le couple. Le choc avec la réalité l’avait démotivé. Il chérissait le mythe, tout comme Ulfilla. Il n’avait pas autant souffert que son collègue mais il en avait été écœuré très rapidement.

Pour les trois bardes, c’était le sort de la Cloche d’Or qui était le plus préoccupant. Les équipes des rites nourriciers s’étaient vidées dans la proportion inverse au nombre de survivants. Neuf Nuages et la troupe faisaient de leur mieux. Et ses Grands gardiens n’étaient plus que deux pour la protéger. Les musiciens en étaient désespérés.

———

Ulfilla griffonna sur une feuille de papier ses réflexions et ses conditions. Il les montra à Taide, qui y ajouta du sien. Theileilan, à qui on n’offrait rien d’autre qu’un titre honorifique, le trouvait déjà trop et le refusait, très modestement.

C’est en délégation qu’ils entourèrent Neuf Nuages, qui terminait tout juste sa pratique, couvert de sueur, en longs pantalons légers. 

Ils s’installèrent dans le parc, à l’abri des oreilles indiscrètes, sauf peut-être la grande tortue, qui les examinait d’un œil tranquille.

Ulfilla agit en porte-parole.

— Le roi nous a fait des propositions. Toutes les sanctions qu’il y avait encore sur nous sont levées. Pas de problèmes. Il me donne le palais du Seigneur ainsi que toutes ses autres propriétés, ce qui inclut l’île avec son ermitage. Pas de problèmes. Ça inclut toutes nos incarnations futures. Pas de problèmes. Mais il veut faire de moi un Grand Gardien honoraire, ainsi que Taide. Là, ça blesse. Toi qui connais si bien les Îles Suspendues et surtout la Cloche d’Or, on aimerait avoir ton point de vue. Est-ce que tu lis nos notes ou je le fais?

— Connaître est un bien grand mot. Lisez-le. S’il y a des commentaires, ils pourront être fait à mesure.

— Je veux pas être un Grand Gardien, même honoraire. Je suis pas un guerrier mais un musicien. À part l’auto-défense des bardes, ma seule arme, c’est ma voix. Celle de Taide, c’est sa cithare. Qu’on me donne un autre nom.

Le danseur acquiesça sans faire de commentaires.

— Taide et moi sommes mariés. On s’aime. On a une vie intime. On a des enfants. On veut pas être astreint au vœu de célibat, vide de toute affection, des Grands Gardiens.

Toujours pas de commentaires.

— Les Grands Gardiens doivent être disponibles à 100% pour la cause. Les musiciens Taide et Ulfilla non seulement veulent pas se joindre à leurs jeux guerriers mais ont pas la même disponibilité à cause de leur famille et de leur carrière dans le monde mortel.

« Le temps qui s’écoule dans les deux univers est une contrainte importante. Neuf Nuages, quand tu viens nous voir chez nous, tu peux rester des jours et de retour ici, c’est beau s’il s’est passé une heure ou deux. Vingt ans ici, c’est près de deux mille quatre cent en bas. Taide va voir les enfants de temps en temps. Aullukun a presque vingt ans. La dernière fois que je l’ai vue, elle en avait huit. On veut voir nos enfants, nos amis grandir et vieillir au même rythme que nous autres. Si on vient ici, ce sera jamais très longtemps. Moi et Taide, on peut se déplacer dans l’instantané mais si Theleilan, ou quelqu’un d’autre, nous accompagne, ça va demander toute une logistique. »

« Alors voilà, on a mis tout ça par écrit juste pour se rendre compte que pour des gens à qui le sort de la Cloche d’Or était aussi préoccupant, on se sauvait en courant tout le groupe. Tous les travaux qu’il y a à faire pour reconstruire à seulement 20% des effectifs. Pour repeupler, il va falloir faire beaucoup d’enfants. Le temps de les élever et de les former, si on vous donne un coup de main, ça va prendre l’équivalent de plusieurs de nos vies. Ça voudrait dire engager toutes nos incarnations futures, à Taide et à moi, ce en quoi on hésite. J’ai assez souffert de décisions qui ont été prises au-dessus de ma tête il y a plus de 2000 ans. Et il y a cette guerre avec les Florimontains, causée par nos anciennes incarnations et que nous voudrions réparer. »

« Je suis découragé. Je sais pas quoi faire. As-tu des idées? »

— Pourquoi tenez-vous autant à vous impliquer auprès de la Cloche d’Or et des Florimontains alors que rien vous a été demandé? s’enquit Neuf Nuages. Vous avez fait ce pourquoi on vous avait demandé de venir. Maintenant c’est nous autres que ça concerne. 

— Parce que les trois on est bardes et ollams. Je sais pas si tu comprends la signification de la Cloche d’Or pour nous. C’est notre vie la plus intime. Toute notre éducation, nos initiations de bardes tournent autour d’elle. Notre système musical est basé sur elle, de même que l’alchimie sonore. Quand on chante avec vous le matin, t’as dû te rendre compte à quel point elle oriente notre mystique et notre spiritualité. Sa destruction aurait des conséquences irréparables pour nous, bardes. Autant nous arracher le cœur. Peut-être auriez-vous besoin de la collaboration de nous, les bardes, pour tout reconstruire? Et pour cesser ces hostilités avec le royaume des Montagnes fleuries?

— Ulfilla, vous m’avez pas déjà dit que personne dans le monde mortel entendait la vibration de la Cloche?

— Euh, oui!

— Alors, si la vraie Cloche disparaît un jour, vous allez le remarquer ou est-ce que la vie va continuer comme avant?

— T’as raison, Neuf Nuages. Sauf que nous trois, on l’a vue en vrai, on l’a entendue en vrai. On sait qu’elle existe vraiment. Et on a les moyens de revenir n’importe quand pour la contempler et l’écouter vibrer.

Le danseur insista :

— Perso, je trouve saugrenu de baser un système musical sur un son inaudible mais c’est vos affaires. Et pour ce qui est de revenir, vous pourrez peut-être plus à un moment donné. Vous allez toujours mourir trop tôt pour nous. Si la vraie Cloche disparaît un jour, personne le remarquera chez vous. Et la vie va continuer comme avant. La Cloche d’Or va rester dans vos cœurs. Pour toujours. Ulfilla, je crois pas que vous vous sauvez en courant avec toutes les conditions que vous mettez. À l’impossible, nul est tenu. Proposez-le au roi et voyez ce qu’il en dit

« J’ajouterais même une autre condition. Que pour vous et Taide, ce soit votre dernière incarnation au service des Îles Suspendues. Je suis là depuis le début et aucune mission a duré plus de trois vies humaines. J’admets qu’on a étiré la sauce. Mais j’ai vu à quel point le ressentiment a grandi, d’une incarnation à l’autre. Vous êtes pas les premiers à vous révolter. Je crois que vous avez droit de vous retirer maintenant. »

« Ceci concerne autant les Florimontains. Avec eux, vous cherchez le trouble. Oubliez-les eux aussi. Ils ne voudront jamais rien savoir. Plus maintenant. Et ça ne vous regardera plus. »

Le couple dut admettre qu’il avait raison.

— Et les pouvoirs magiques?

— Un grand nombre peut se transférer à d’autres personnes. Vous trouver des remplaçants sera notre problème.

Ulfilla se sentit soudainement las.

— Autrement dit, ç’aurait pu se faire avant?

— Oui.

— Mais pourquoi ç’a pas été fait?

— À ce que je sache, personne l’a demandé.

Le barde devint furieux. Du côté des Îles, personne ne devait l’avoir dit avant non plus.

Et après une pause, Neuf Nuages continua :

— Profitez-en. C’est le bon temps. Les sanctions et les punitions sont levées. On vous donnerait la Lune.

———

Le roi accepta leur proposition, modifiée selon les conseils de leur ami.

Le Seigneur et la Princesse choisissaient le monde d’en bas de façon définitive. À leur mort, les liens entre leurs incarnations présentes, futures et les Îles Suspendues seraient coupés. Leurs pouvoirs magiques seraient transférés à d’autres sauf certains, non transférables — que tous possédaient de toutes façons—, ou que le couple jugeait essentiels pour l’alchimie sonore. En attendant, ils jouiraient du palais du Seigneur et de son ermitage. Ulfilla devenait le Seigneur Diapason Essentiel et Taide, Dame Cithare Éternelle.

Leur identité comme Épée Indomptable et Clarté Lumineuse resterait confidentielle.

Theleilan accepta finalement le titre honorifique: Seigneur Mythe Pérenne.

Pour le palais et l’ermitage, Ulfilla réclama des gens pour venir en prendre soin à périodes fixes. Les artistes de la Cloche d’Or purent continuer à l’occuper. Il les prévint :

— J’ai jamais rien dit sur les couples qui s’ébattaient dans les buissons, la nuit. Ou dans une certaine chambre. J’ai toujours préféré vous voir ici que dans ces îles retirées et dangereuses.  Vous pouvez continuer. Il y a des gens qui vont venir régulièrement pour l’entretien de la bâtisse et du parc. Je sais pas dans quelle mesure ils peuvent être de confiance. Tant que j’étais là, je pouvais vous protéger mais je reviendrai très rarement. Je vous demande juste d’être prudents.

Les bras d’Ulfilla en tombèrent à terre quand il reçut un rouleau de certificat adressé à Votre Majesté, premier Seigneur honoraire de la Cloche d’Or, Prince Diapason Essentiel de la partie ouest. Soupir. Lui qui détestait les titres, surtout s’ils étaient aussi pédants qu’aux Îles Suspendues (et les prénoms tant qu’à y être). Il supportait Barde Ulfilla. Le vrai titre de courtoisie d’un ollam (Très Vénérable Barde Ulfilla, même chose pour ses deux collègues : Très Vénérable Bardesse Taide, Très Vénérable Barde Theleilan) lui était déjà d’un très grand poids sur les épaules. Il mit ce rouleau sous clé, avec le journal du Seigneur, les reléguant pour toujours aux oubliettes.

Taide soupira aussi quand elle lut son rouleau: Votre majesté, première Dame honoraire de la Cloche d’Or, Princesse Cithare Éternelle de la partie est. Et Theleilan se découvrit seulement Votre majesté, Seigneur honoraire Mythe Pérenne de la Cloche d’Or. Leurs certificats prirent le même chemin que celui d’Ulfilla.

Puis ils préparèrent leur départ, précédé d’un banquet royal (ennuyeux et guindé) et d’une autre partie avec la troupe (drôle et réjouissant).

Une jeune femme du nom de Lune Divertissante, que les trois bardes rencontraient pour la première fois, était assise à côté de Lumière d’Érudition.

— Une grande amie à moi, dit ce dernier. On se fréquente depuis près de quinze ans.

À l’échange de leurs regards complices, les bardes comprirent à demi mot qu’elle était sa compagne secrète.

— J’ai eu la maladie. J’étais dans le dernier groupe d’essais. Vous m’avez sauvée. Je voulais vous remercier avant votre départ, s’anima-t-elle.

Elle déposa sa main sur le bras des trois musiciens tour à tour. 

— Elle a trois enfants, poursuivit Lumière d’Érudition. Sans vous, ils perdaient leur mère. Et moi, ma meilleure amie.

Autant dire les enfants de leur ami Îlien. Pour une fois, les musiciens pouvaient mettre un nom sur une personne des Îles sauvée par eux, à part Neuf Nuages, et celle-ci était reliée à une des personnes les plus significatives de leur cercle d’amis. Ils appréciaient grandement la reconnaissance qu’elle leur manifestait. Et de voir que leur ami avait une vie presque normale avec la jeune femme et leurs enfants les remplissait d’aise.

La chanteuse à la fraise vint aussi les rejoindre à la table, s’assoyant à la droite de Neuf Nuages. 

— Je vous présente une amie à moi, Bouquet de Violettes. 

Ils échangèrent une partie de la soirée avec Lune Divertissante, une femme drôle, chaleureuse et agréable, portant son nom. Quant à Bouquet de Violettes, elle manifesta une grande discrétion, au point d’inquiéter le danseur.

—  J’ai pas le goût de parler, répondit-elle. 

Puis, une jeune musicienne vint rejoindre Theleilan. Depuis le nombre de jours qu’il partageait la vie de la troupe, elle et lui s’étudiaient en souriant, sans connaître la langue de l’autre. Elle se mit à lui jouer dans les mains. Instruit maintenant du code, il accepta. 

———
 
 

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© Michèle Dessureault, 2024

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