Épée Indomptable, Clarté Lumineuse - Vingt-quatrième chant

L’heure du départ sonna enfin pour vrai.

Neuf Nuages et Lumière d’Érudition allaient les raccompagner à Marupaidda, jusqu’à la porte. Theleilan n’exigea rien. Tout ce qu’il voulait, c’était d’avoir son cheval Fafo tout prêt, lorsqu’ils arriveraient à la route près de la caverne. Le reste du chemin, il se débrouillerait de lui-même jusqu’à Heda.

Pour le danseur, cette promenade était en même temps un dérivatif à son deuil. Ainsi qu’à Pivoine Opalescente, qui l’accompagnait, et qui découvrait le vaste monde pour la première fois.

Le lendemain, après un dernier rituel à la Cloche d’Or, toute la troupe les salua comme une seule personne avec moult embrassades, certains encore maquillés et vêtus de leurs vêtements rituels. Les six compagnons s’envolèrent vers le portail d’où ils étaient venus, quelques semaines auparavant, escortés par les fidèles sternes et dauphins.

Au chemin, quelques serviteurs avec des chevaux les accueillirent. Un Fafo vieilli de douze ans attendait son compagnon. Les deux manifestèrent une grande joie à se revoir. Par la suite, Theleilan apprit que le vieux cheval, averti par on ne savait quel instinct, avait exigé sa selle, et était parti de lui-même pour venir le rejoindre. Personne n’avait été capable de le retenir.

———

Ils ne retournèrent pas immédiatement à Marupaidda. Ils dirigèrent leurs chevaux vers Saitun, une ville près de la frontière des deux royaumes d’Artham et d’Anthussia, là où avait été autrefois le royaume de Siglun. L’endroit était réputé pour son pèlerinage aux tombes du Seigneur Épée Indomptable et de la Princesse Clarté Lumineuse.

Étrangement, Ulfilla et Taide, concernés au plus haut point, s’y rendaient pour la première fois. Neuf Nuages et Lumière d’Érudition, ayant connu le couple réel, étaient motivés par la curiosité.

 Ça sentait le tourisme à plein nez.

Quelques circuits étaient offerts aux pèlerins. Les cinq voyageurs en sélectionnèrent un au hasard.

Celui-ci commençait au lieu le plus essentiel: les tombes du couple mythique. En descendant dans le monde mortel, le Seigneur et la Princesse avaient pris des noms tout à fait anonymes pour ne pas être retrouvés par ceux qui les cherchaient. Ils étaient morts sous ces noms. Les deux Îliens pouvaient en témoigner, eux qui avaient rafraîchi leurs mémoires d’une vie à l’autre. Alors pourquoi les noms d’Épée Indomptable et de Clarté Lumineuse gravés sur les pierres?

Et si les os sous terre avaient vraiment été ceux des deux amoureux, les deux bardes auraient ressenti certaines impressions physiques. Aucune. Soit les tombes étaient vides, soit les restes d’autres personnes y avaient été déposés.

Les sépultures disparaissaient sous les fleurs et les gages d’amour éternel, des chaînes à deux maillons où les amants pèlerins attachaient des rubans avec leurs noms écrits.

— On a avec nous le Seigneur Épée Indomptable et la Princesse Clarté Lumineuse de notre époque, soit les bardes Ulfilla et Taide, claironna le guide. Je suis sûr qu’ils voudront bien déposer des gages d’amour éternel eux aussi.

Les personnes autour se mirent à applaudir. Les deux bardes saluèrent en souriant.

— On a pas de gages sur nous en ce moment. On viendra les déposer plus tard, s’excusa Taide.

Plus loin, une vieille maison où auraient habité le couple. Ici encore, Ulfilla et Taide eurent beau creuser dans leur mémoire ancienne, la demeure n’évoquait rien. Et d’autres vieilles maisons encore, comme autant de périodes différentes de la vie des amoureux mythiques. Et les tombes de leurs trois enfants, alors que selon Neuf Nuages, les noms ne correspondaient pas, ni l’âge. Fin du circuit.

Les rues étaient remplies de vendeurs.

Selon les mythes, une fois descendue dans le monde mortel, Clarté Lumineuse aurait été une peintre de réputation alors qu’en réalité elle s’était consacrée aux mêmes activités que n’importe quelle femme de son rang: jouer de la musique, chanter, écrire de la poésie. Des étalages offraient des tableaux de facture ancienne qu’elle avait supposément peintes. Ici encore, Ulfilla et Taide savaient à quoi s’en tenir. Les plus antiques peintures sur papier que les historiens avaient pu retrouver dataient de 1500 ans environ et étaient en état de décrépitude avancée.  Épée Indomptable et Clarté Lumineuse avaient vécus plus de cinq cent ans auparavant. 

À leur grand désespoir, les cinq compagnons de voyage croisèrent des gens se prétendant descendants du couple mythique. Ils exhibaient pour de l’argent leur arbre généalogique alors qu’un tel lignage avait été impossible. Le Seigneur et la Princesse avaient bien eu des enfants mais leur filiation avait tourné court à la génération suivante.

Faux, tout était faux.

L’histoire du couple ne s’était rajoutée aux mythes que des siècles plus tard, par un barde sans doute incarnation du Seigneur ou de la Princesse. Donc, une de leurs anciennes incarnations, à Ulfilla ou Taide. Et selon toute vraisemblance sous l’impulsion de Neuf Nuages ou de Lumière d’Érudition.

Les deux bardes firent un tour de chants impromptu, ne déposèrent jamais de gages sur les tombes et ne revinrent jamais.

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Les cinq voyageurs arrivèrent enfin à Marupaidda. Les quelques semaines de séjour dans les Îles correspondaient à une douzaine d’années dans le monde des mortels. Aullukun avait atteint ses vingt ans. Issuara et Verailun, les deux plus jeunes enfants de Taide et d’Ulfilla, étaient devenus de grands adolescents. 

La reine Saliekkun étant décédée, sa fille Siamma régnait maintenant. Celle-ci, tous les bardes en résidence, manifestèrent une grande joie à revoir le couple. Et de rencontrer ces trois étrangers qu’ils ramenaient avec eux.

Dans le temps, feue la reine avait dû être mise au courant de l’absence de deux de ses ollams pour quelques années, sans plus de précision sur le temps, ni sur le lieu, sauf que c’était au-delà des montagnes.

Comme ils tardaient à rentrer, la souveraine avait engagé deux nouveaux ollams, fraîchement initiés. L’un d’eux avait aménagé avec sa famille dans la suite d’Ulfilla et de Taide, les trois enfants du couple avaient été séparés et déplacés chez des oncles et des tantes à eux. C’était déjà l’habitude quand leurs parents partaient en mission, sauf que les quelques mois habituels étaient devenus des années, au grand dam des jeunes.

Où loger désormais les revenants, et leur famille? 

En attendant de régler ce problème, leurs collègues bardes, la reine, leur famille organisèrent des banquets et des parties pour célébrer l’événement. Neuf Nuages, Lumière d’Érudition et Pivoine Opalescente firent les pique-assiettes, trop heureux de connaître la vie des riches du monde mortel. Ils profitèrent de tous ces banquets et de toutes ces parties. Définitivement, ces gens des Îles étaient de bons vivants.

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Au moment du départ, Neuf Nuages demanda deux faveurs à Taide.

— Je peux prendre main à vous une dernière fois?

La demande était tellement chaste. Pourquoi pas?

— Mais bien sûr.

Le danseur prit donc sa main, avec grande douceur et, timide comme une jeune fille encore innocente, pesa sa paume avec son pouce.

Elle partit à rire et planta dans la paume de l’Îlien les trois doigts, puis, lui referma la main. Elle lui donna un chaste baiser sur la joue, puis la caressa. Glabre, sa peau était très douce.

— Autre faveur?

— Caresser bras à vous. Ce sera seule fois. Je promets à vous.

Si peu de chose et si chaste, Taide pouvait bien le donner.

Ses mains étaient de vraies palettes, toutes détendues. Leur contact était lent, du bout des doigts, impalpable et très imaginatif. Tendre. Soyeux. Et même lorsqu’il ne la touchait pas, elle percevait le rayonnement de ses doigts. Elle en fondait. Avec un tel sens du toucher, plusieurs femmes pouvaient bien rôder autour de lui. 

— Merci pour votre générosité.

Le  regard plein de reconnaissance malgré le don de si peu. 

Jamais il n’avait autant reçu de Clarté Lumineuse ou d’une autre de ses incarnations. En toute probabilité, il n’en recevrait jamais autant. Et Taide le lui avait donné.

Il lui serra la main, sans lui frôler la paume cette fois-ci.

— Merci d’être venu Neuf Nuages, dit-elle. Merci à toi aussi Lumière d’Érudition!

Lequel eut droit à un chaste baiser sur les joues lui aussi.

Ulfilla, que la scène de la caresse avait rendu mal à l’aise, même en sachant qu’il n’y aurait pas de suite, répéta à son tour les remerciements, sans les embrassades.

Puis, les deux Îliens disparurent, retournant là-bas dans l’instant.

Sur les Îles Suspendues, moins d’un avant-midi s’était déroulé du moment que les trois musiciens étaient repartis pour le monde mortel.

Pivoine Opalescente avait contemplé la scène en silence, et était demeurée avec les deux bardes. Elle resterait encore quelque temps, hébergée par Ulfilla et Taide, qui lui trouveraient un bon professeur de musique, apprenant la langue d’Artham. 

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Vingt-troisième chant   Épilogue

 

© Michèle Dessureault, 2024

 

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