Épée Indomptable, Clarté Lumineuse - Dix-huitième chant

Ulfilla fut réveillé en sursaut. Quelqu’un le brassait.

— Barde Ulfilla, j’ai une bonne nouvelle.

C’était un des médecins.

—  Dans un des groupes à l’essai, la plupart ont plus de fièvre et leur état va en s’améliorant. Ça inclut votre femme. Pour Neuf Nuages, c’est encore trop tôt mais il a reçu le même traitement que les autres. Ça augure en sa faveur.

Si bien que deux jours plus tard, tout le monde était guéri ou presque. Le danseur remontait la pente. 

Tous les autres malades des Îles Suspendues reçurent ces traitements. Le personnel soignant au complet fut de la partie. En moins d’une journée tout le monde avait obtenu les soins et au bout de quelques jours, tous étaient sauvés. Certains des traitements relevaient du secret des bardes, mais ils furent révélés. La cause était juste et nos trois amis voulaient revenir le moins possible dans les îles —  une seule de leurs journées valant plus de quatre mois du monde d’en bas. Le personnel soignant devait pouvoir se débrouiller sans eux. Theleilan montra les techniques. 

Le roi, prévenu, vint faire son tour à l’hôpital, exprimant sa satisfaction. La réunion du lendemain serait exceptionnelle.

———

En ramenant Taide au palais, Ulfilla entendit de la musique venant d’un pavillon annexe.

Le temps de mettre son épouse confortable, un plat nourrissant devant elle, une bonne lecture pour l’occuper — il n’était pas sûr qu’elle ait encore la force de jouer —, il alla examiner ce qui se déroulait.

Des danseurs de la Cloche d’Or avaient suivi l’appel de Neuf Nuages et pratiquaient, les cheveux remontés, habillés confortablement, pleins de couleurs semi-transparentes virevoltant autour d’eux. Tous les meubles de ce grand bâtiment avaient été tassés contre les murs. Un musicien les accompagnait. Le groupe au complet vivait là, prenant ses repas en commun et le soir, déroulant des futons pour dormir. Lors de sa visite, Ulfilla découvrit aussi, dans d’autres recoins de l’édifice, des chanteurs et des musiciens pratiquant à part. Au final, une douzaine de personnes. Pas plus. Lumière d’Érudition et Theileilan — qui se joignait régulièrement à eux même s’il ne connaissait pas la langue —, s’occupaient des repas. Comme ils n’arrivaient pas à fournir, les artistes leur donnaient un coup de main tour à tour. 

Les seuls hôtes étant justement Lumière d’Érudition et Theleilan, la compagnie avait pris possession de toute l’île, donnant des maux de tête aux deux compères. Les artistes n’étaient là que depuis la veille qu’ils pique-niquaient dans le parc, laissant leurs déchets de table derrière eux sans se ramasser, abîmaient des bosquets de fleurs, faisaient du cheval sur la tortue, se baignaient dans le bassin de la cascade… À chaque fois ils laissaient des traces de leur passage. Lumière d’érudition et Theleilan avaient beau demander leur collaboration, ça ne donnait rien. Le parc n’était-il pas déjà à l’abandon?

Le retour d’Ulfilla et de Taide fut du bon pain pour les deux hommes. L’autorité revenait.

Tard le soir, Ulfilla se promena dans le parc. L’île était même devenue une fabrique de bébés pour le groupe. Qui allait déranger ceux qui se cachaient dans les bosquets d’un Seigneur banni? Personne. Des rires et des lamentations l’attirèrent vers un couple en pleins ébats mais il fit semblant de ne rien remarquer. Tout le monde connaissait l’existence des îles à bébés, avait-il constaté. Les autorités elles-mêmes n’étaient pas dupes de ce qui s’y passait mais avaient décidé de fermer les yeux. Tant que les apparences étaient sauves. Il fallait bien repeupler, n’est-ce pas? Le gouvernement n’était sévère que pour les plus hauts dignitaires et leurs suites, qui devaient donner l’exemple et pouvaient difficilement passer inaperçus. 

Voir les couples s’ébattre autour du palais ne dérangeait pas Ulfilla. Il préférait les avoir dans son parc que dans ces îles retirées où tout pouvait survenir. Lui et Taide décidèrent plutôt de les protéger mais en mettant des balises. S’ils découvraient des couples à l’intérieur du palais, ils avaient bien l’intention de les déloger.

———

Quand Neuf Nuages réapparut le lendemain, tout affaibli, soutenu par Ulfilla, il se pointa en premier à la porte du groupe de danseurs. 

— Regardez qui est là!

Les pratiques cessèrent comme par enchantement et tous l’entourèrent. Le contact ne dura qu’une dizaine de minutes, l’épuisant complètement. 

Il fut installé confortablement à côté de Taide, devant un bon plat, lui aussi avec de la lecture pour s’occuper, s’endormant après seulement quelques pages. 

Un peu avant le repas du soir, la cuisine devint bourdonnante d’activités. Un des musiciens s’approcha enfin de la bande formée d’Ulfilla, Taide, Theleilan et Neuf Nuages.

— On a organisé un banquet pour fêter votre retour, Bardesse Taide et Neuf Nuages. Voulez-vous joindre à nous autres?

Malgré leur faiblesse, les deux héros du jour suivirent le musicien, Ulfilla soutenant Taide et Theleilan, le danseur.

Dans la salle, trois tables basses carrées, à huit personnes par table, avaient été installées pour les dix-neuf convives, assis sur des coussins, vêtus de leurs plus beaux atours. Au centre de chaque table, une série d’entrées attendait, avec une jarre d’alcool. Un bol, des baguettes, une tasse étaient prévus pour chaque convive. Lumière d’Érudition demanda le silence en tapant sur un bol avec ses baguettes.

— Je voudrais d’abord souhaiter la meilleure guérison possible à Bardesse Taide et à notre collègue Neuf Nuages. Ce banquet est pour fêter votre retour.

Tous les convives applaudirent en criant des mots d’encouragement.

— On aura trois services : d’abord les entrées, puis les plats chauds puis la soupe. On mettra ensuite des fruits et des pâtisseries pour ceux qui ont encore faim. Une fois le repas terminé, on tassera les tables et on virera en partie. Pour l’alcool, vous gênez surtout pas. On a encore plusieurs jarres. Ah oui, j’allais oublier. J’ai en réserve des bières venant du monde mortel. Pour ceux qui cherchent une expérience inusitée!

Une très agréable soirée, vraiment! Plusieurs toasts furent portés en l’honneur de Taide et de Neuf Nuages. Mais aussi à Ulfilla et Theleilan, qui avaient redémarré les rituels de la Cloche d’Or et avaient participé à l’enrayement de l’épidémie. À la partie, la troupe dansa, chanta des chansons à boire et à répondre, fit un concours de celui qui chantait le plus faux, ou dont la cithare était la plus désaccordée, enfin, joua au colin-maillard. 

Ulfilla remarqua que Neuf Nuages était très entouré, surtout des femmes, une en particulier. Elles étaient toutes très rapprochées de lui, comme des amantes. Il se posa des questions. Il avait toujours connu Neuf Nuages seul, intéressé par Taide, tous ses désirs d’homme braqués sur elle, autrement muet sur sa vie ici, sûrement très monastique. Le barde savait aussi que les danseurs pouvaient danser très rapprochés, se toucher et devoir soutenir leurs partenaires, sans impliquer nécessairement une quelconque intimité sexuelle. Alors rien finalement pour remettre en question ses idées sur l’homme. Toutes ces femmes donc, à un moment ou l’autre, prirent doucement la main du danseur et jouèrent avec. De son côté, il riait et leur souriait d’un sourire à faire fondre les cœurs et jouait aussi des mains, en plus de la prunelle, ceci malgré sa faiblesse. Quel était ce jeu? 

Quelqu’un se mit à parler à Ulfilla. Quand celui-ci se retourna pour continuer à observer le manège autour du danseur, celui-ci avait disparu ainsi qu’une des musiciennes. Il ne les revit pas de la soirée... 

Puis, comme il était tard, que tous devaient être en forme pour le rituel de l’aube, la plupart du monde alla se coucher, ceux qui voulaient encore fêter sortant dans le parc. 

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Dix-septième chant   Dix-neuvième chant

 

© Michèle Dessureault, 2024

 

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