Épée Indomptable, Clarté Lumineuse - Neuvième chant

Le lendemain matin, une domestique les réveilla en leur apportant de quoi manger, une maigre soupe de nouilles farcies au porc et au chou mal cuites. Ceci à la grande déception de Neuf Nuages, qui se dépensait beaucoup physiquement et mangeait tout autant. La jeune femme s’excusa pour la fraîcheur de l’accueil et le repas plus ou moins réussi. En ce moment, trop de gens étaient morts ou malades. 

Comme ils devaient retourner voir le roi dans la matinée, sitôt les plats finis, Neuf Nuages et Lumière d’Érudition allèrent à la recherche de vêtements plus présentables. Les trois bardes n’avaient pour seuls bagages que leurs vêtements portés ainsi que chacun une besace contenant le minimum, s’étant fiés sur les locaux pour les fournitures. Taide purifia un bassin d’eau croupie végétant dans un coin du parc et le réchauffa par magie. Ils purent se mettre propres.

— Quand ceux qui restent seront tous rétablis, il va falloir repeupler, réfléchit tout haut Theleilan, en se grattant la cuisse sous l’eau.

— Ce sera leur problème, sourit Ulfilla. Si le tabou sexuel est préservé, c’est sûr qu’ils risquent l’extinction.

— Crois-tu qu’ils l’abandonnent? s’inquiéta Theleilan.

— Ça me surprendrait. Ils préfèrent la mort de l’espèce. 

Puis avec un certain dédain : 

— Ils s’imaginent que leur abstinence en fait des anges. Alors que c’est plutôt le contenu du cœur qui le fait.

À moins qu’on demande à Feilla sa contribution. Il est un bon reproducteur, s’écria Taide.

L’allusion à la fringale sexuelle de leur collègue et aux deux enfants de la reine les mit de bonne humeur.

Mais Ulfilla le connaissait assez pour savoir qu’il s’ennuierait avec les filles coincées des Îles. Quand il draguait, Feilla détectait d’instinct, se trompant rarement, les femmes expérimentées, belles, sensuelles, qui n’exigeraient rien d’autre qu’un simple remerciement après la nuit d’amour.

Puis, ils entendirent un bruit. Les deux Îliens leur faisaient signe de se presser. Les trois bardes se précipitèrent hors de l’eau.

———

Plusieurs responsables avaient été convoqués à la réunion: le médecin principal, le chef des gardes, les deux Grands Gardiens encore valides, l’officier principal des rituels de la Cloche d’Or, plus quelques autres personnages-clés. 

Le roi n’avait pas envie de bavarder. Il présenta les trois bardes à l’auguste assemblée, résuma le problème, puis donna carte blanche aux musiciens en commandant à tous ces distingués spécialistes de les soutenir. Il les pria de revenir à chaque matin pour faire le bilan de la veille. Puis, il les congédia.

La présence de Neuf Nuages et de Lumière d’Érudition n’étant plus requise, ils repartirent pour le monde mortel. Désormais, soit Ulfilla, soit Taide servirait d’interprète pour Theleilan.

Les trois bardes suivirent le médecin à l’hôpital, une répétition de la même architecture couvrant une seule grande île par ses nombreux pavillons et jardins. Le seul bâtiment principal de trois étages était immense, son rez-de-chaussée en moellons. Le groupe y pénétra.

Le docteur voulait leur présenter des malades et leur donner un portrait de la situation. Les connaissances médicales des trois musiciens se limitaient aux premiers soins, que tous devaient apprendre, et à quelques recettes de ce qu’ils appelaient l’alchimie sonore. Celle-ci était l’usage de la musique à des fins curatives et de développement spirituel. La Cloche d’Or, par sa mystique, même si elle était inaudible dans le monde d’en bas, en était un des éléments clé. 

Le médecin exigea les mains et le visage couverts. En fait, tout morceau de peau des musiciens dut être dissimulé. Se promener releva du grand art: toutes les salles étaient bondées, tous les lits occupés. Le groupe entra dans une des salles et s’arrêta à une des couchettes, occupée par un malade inconscient.

— Il y a quelques semaines, on a commencé à recevoir plusieurs mal-en-point ayant des symptômes similaires, auxquels on était pas habitués. Il y avait des ganglions, une inflammation pulmonaire avec sécrétions, de la fièvre, la peau était rouge et pelait à des places. Le malade avait aussi de graves maux de tête. Quelques-uns sont revenus mais la plupart sont morts. Quand un nénuphar commence à pousser sur leur cœur, on sait que la fin est imminente.

Taide traduisit pour Theleilan. Ulfilla questionna :

— C’est contagieux?

— C’est contagieux, confirma le docteur. Mais on a mis ici des protocoles sanitaires très stricts. Ces malades sont isolés des autres mais actuellement, ils occupent presque toutes les salles de ce bâtiment. Quand quelqu’un meurt, on envoie à bouillir toute sa literie et ses vêtements. À date, aucun soignant n’a été malade.

« À l’extérieur de l’hôpital, on demande aux gens de s’isoler et de se couvrir le plus possible lorsqu’ils quittent leur habitation mais la plupart le font pas. Par contre, à leur décharge, ils sortent seulement quand ils sont obligés. Avez-vous remarqué au palais? Même le roi donne pas l’exemple. Le décorum passe avant. Et vous-mêmes... »

« Autre chose, on a remarqué des traces de piqûres chez tous ces malades dans les parties rouges de la peau, d’où qu’on croit que c’est transmis par le biais d’insectes. Mais on a pas encore été capables d’identifier lesquels. Il y a que ces malades qui ont ce type de piqûre. »

Les indisposés affluant de plus en plus, l’hôpital avait été très vite débordé et des tentes avaient été érigées en hôpitaux de fortune dans les jardins. Une bonne part de magie avait été utilisée, non seulement pour la guérison mais pour désinfecter les îles. Toutefois, comme les effets escomptés n’étaient pas venus, elle n’était peut-être pas assez forte, justifiant la présence des bardes.

Que faisaient-ils des morts? Il y en avait trop. Et on ne voulait pas transformer les îles-cimetières en foyers d’infection. Sauf les dignitaires, dont les cercueils s’empilaient à proximité de ces îles, les gens étaient incinérés et leurs cendres jetées dans l’océan au-dessous. 

La rencontre dura une bonne partie de la journée, se déroulant devant un bon repas à l’heure de manger, d’autres médecins s’étant rajoutés au groupe initial.

Et avant de partir, Ulfilla plaça ici aussi un bouclier protecteur.

———

De retour à leur pavillon, ils regardèrent leur pile de notes avec désespoir. Tout était tellement confus dans leur tête. Surtout Theleilan. 

— Pourquoi m’avez-vous amené? interrogea ce dernier, une certaine détresse dans la voix.

— On avait besoin d’aide. T’avais vu les Îles Suspendues. Ça faisait moins d’explications à te donner. T’es le seul qu’on connaît qui les ait déjà vues. S’il y a d’autres bardes, on peut pas le savoir, confia Taide. 

— Mes compétences en médecine sont presque nulles. Juste ce qu’on apprend à l’école de bardes pour les premiers soins et où j’en suis rendu en alchimie sonore.

— Nous aussi. Mais c’est déjà beaucoup.

— J’ai pas votre magie.

— On en utilisera pas pour les soins. SVP, Theleilan, arrête de te dénigrer.

 Ulfilla prit la relève de sa femme:

— Mais puisque tu parles de magie, souvent, c’est juste de la technique qu’il faut développer.

On peut te montrer quelques trucs. T’es peut-être plus fort que tu penses.

Puis, le chanteur eut cette considération désolée:

— C’est un jour où j’aimerais tout connaître de l’acupuncture. Pas juste ce qu’on nous a appris.
Et il ajouta, sur un ton plus rasséréné:

— Demain, je vote pour qu’on aille faire un tour au sanctuaire de la Cloche d’Or. C’est peut-être pas ce qu’il faudrait faire en premier, mais on est des bardes avant tout. Je veux la voir et l’entendre, m’infuser de ses vibrations. Après ça, je vais être en paix. Et elle va peut-être nous donner des idées.  

———
 
 

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© Michèle Dessureault, 2024

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