Épée Indomptable, Clarté Lumineuse - Huitième chant

Taide envoya une invitation par pigeon à Theleilan.

Lui et le couple se rejoignirent à la bifurcation où ils s’étaient quittés plusieurs semaines auparavant. Neuf Nuages et Lumière d’Érudition les accompagnaient, avec des serviteurs pour ramener les chevaux. Les deux Îliens jugeaient que leur souverain aurait dû déployer le tapis rouge et les accueillir au portail. Ils avaient donc décidé de palier à ce manque et de les guider. Peu habitués à ces nobles animaux, ils avaient hâte de quitter leurs montures. 

Ulfilla et Taide n’avait pas voulu révéler à Theleilan la raison de ce voyage. Mais les ollams étaient accoutumés à une sorte de secret. Leur collègue sentait qu’il aurait les explications au meilleur moment.

Sur le rebord de la falaise, les Îles Suspendues au loin, des dauphins bondissant vers eux, Theleilan se demandait ce qu’il fabriquait là, surtout que pour le couple et les deux étrangers tout semblait courant. Il avait beau savoir que ses deux collègues partageaient sa croyance en l’existence réelle des Îles mais n’avait aucune idée des implications. Et d’abord pourquoi ces deux étrangers d’au-delà des montagnes les accompagnaient-ils?

Taide expliqua alors au poète :

— Les trois bardes, on va se tenir debout au bord de la falaise en se tenant les mains, toi au milieu. On compte jusqu’à trois, puis on saute dans le vide (le cœur de Theleilan paniqua). Si t’as peur, ferme les yeux. Laisse-toi porter. Moi et Ulfilla gérons le reste. Et t’occupe pas de Neuf Nuages ni de Lumière d’Érudition. Ils savent quoi faire. Et aie pas peur des dauphins. Ils sont là pour nous protéger.

— Mais qui vous êtes pour me raconter ça? supplia Theleilan.

Sentant le vide sous lui, il hurla et se débattit. Il fallut une poigne d’enfer à Ulfilla et à Taide pour ne pas le perdre. Puis, il sentit qu’ils remontaient et prenaient une position horizontale. Il ouvrit un œil, puis l’autre. Chacun des membres du couple volait dans les airs et lui serrait la main, les deux Îliens ondoyant chacun seul de son côté. Les Îles Suspendues se rapprochaient. Il n’osait regarder ni en bas, ni en haut, ni nulle part. Juste devant lui. Il n’entendait même pas le cri des dauphins et des sternes. 

Le groupe atterrit à la première île. Doucement. Pour ménager le néophyte.

— Mais qui êtes-vous? demanda Theleilan, l’émotion dans la gorge.

— Plus tard. Tout de suite, on se repose un peu. T’as eu peur. T’en as besoin. Puis, on ira jusqu’à la Cloche d’Or.

La Cloche d’or… L’esprit ailleurs, le poète n’était pas sûr d’avoir bien entendu. À la recherche d’un terrain mentalement sûr, il jeta un coup d’oeil à ses poignets, rouges et sensibles. Il n’avait pas été ménagé quand il s’était débattu.

Sur l’île sacrée, ils n’eurent que pieds, mains et yeux. Les deux Îliens demeurèrent en retrait, les laissant explorer. Theleilan s’enfonçait dans son état second. Pour le couple, toutes les réminiscences de l’endroit lui remontaient du fond des âges. Au moment de cette visite, les rituels nourriciers brillaient par leur absence. Pourtant selon les mythes ceux-ci auraient dû être continuels.

Finalement, ils s’envolèrent vers le palais du roi, à proximité.

Ce palais était un complexe de plusieurs îles rapprochées dont la plus grande abritait les bâtiments principaux. Les autres îles étaient définitivement plus petites, voire minuscules. Elles étaient toutes reliées à la principale par un système de ponts et d’escaliers suspendus, où il ne fallait pas avoir le vertige: très loin en bas, on discernait un océan. Les édifices se composaient d’une série de pavillons de un, deux ou trois étages, érigés sur des terrasses au milieu de jardins et de verdure, de plans d’eaux, à toits de tuiles vernissées montés sur de solides madriers de bois teint, aux murs formés de cloisons, de fenêtres et de portes. L’ensemble montrait une très grande opulence. 

Avant d’y pénétrer, Neuf Nuages expliqua aux trois le protocole. Devant le roi Jade Persistant, ils ne pouvait pas dépasser une certaine distance, puis devaient le saluer en se penchant d’une certaine manière et enfin, attendre que le roi leur adresse la parole.

Celui-ci s’exprimant dans la langue des Îles, Taide lui signala que leur compagnon Theleilan ne comprenait pas cette langue. 

— Y a-t-il une manière de traduire?

Neuf Nuages se porta volontaire comme interprète.

— Nous voudrions d’abord vous remercier, très vénérables bardes Ulfilla, Theleilan et Taide.

Très vénérable barde, tel était le titre cérémonial d’un ollam.

Les trois se courbèrent.

— Pour le bénéfice du très vénérable barde Theleilan, nous allons résumer pourquoi vous êtes ici. Nous croyons que vous avez tous compris que vous étiez sur les Îles Suspendues. Il y a actuellement une épidémie et environ 65% de nos habitants sont soient malades soient décédés. Nos ressources de guérison sont actuellement au plus bas et les plantes que nous vous avions demandées n’ont guère fonctionné. Nous espérons que votre compétence de magie et d’alchimie sonore combinées puisse encore faire quelque chose pour nous. Immédiatement, nous allons vous laissez arriver et un de nos domestiques vous amènera au pavillon que nous vous avons destiné pour votre séjour. Nous nous reverrons demain. Questions?

Tous restèrent silencieux. Theleilan, en particulier, était toujours aussi subjugué.

Et regardant les deux Îliens :

— Restez jusqu’à notre rencontre demain. Nous aurons encore besoin de vos services d’interprètes.

———

Le pavillon était sale et abandonné sur une île à l’écart, un seul étage du même style architectural que le palais. Tout était en lambeaux et des insectes rampaient par terre et sur les murs. Quel bel accueil! 

Neuf Nuages et Lumière d’Érudition manifestèrent leur inquiétude.

— Un pavillon aussi délabré sur une île aussi isolée... Les Florimontains ont saccagé ici et peuvent revenir n’importe quand. Neuf Nuages et moi, on va inspecter aux alentours.

L’instituteur avait usé de sa langue maternelle.

Ça en plus? songea le couple. Quel bel accueil!

— Les Florimontains, c’est qui? demanda Theleilan.

Mais sa question resta sans réponse, les deux hommes se dépêchant hors du pavillon.

Eux sortis, Ulfilla balaya sa main partout et en une dizaine de minutes, tout reluisait de propreté.

Theleilan avait les deux yeux ronds. On était loin de la magie conventionnelle des bardes.

— Mais on apprend pas ça à l’école. Comment vous faites? 

Ulfilla et Taide se consultèrent du regard. Ils s’étaient entendus sur ce qu’il faudrait dire à Theleilan quand il en découvrirait plus sur eux et la mission.

Après s’être assurés de l’absence d’oreilles:

— On est supposé avoir vécu sur les Îles Suspendues dans une incarnation précédente, dit-elle. Ici, tout le monde est un peu magicien. Naturellement.

Ulfilla renchérit:

Nos anciennes incarnations ont été bannies, comme le Seigneur et la Princesse. Il y a peu de personnes avec cette punition et on comprendrait immédiatement on est qui. On doit pas en parler à quiconque, sauf au roi ou à nos deux amis. Sinon, on va avoir de gros problèmes concernant notre mission. Si on nous pose des questions, on se limite à ce qu’a dit le roi tout à l’heure: on nous a appelé simplement à cause de nos compétences en magie et en alchimie sonore. 

Et s’ils étaient justement le Seigneur et la Princesse — les deux seuls Îliens qu’il connaissait de par les mythes, ses deux collègues lui ayant déjà dit qu’ils vivaient couramment? songea Theleilan. Mais l’idée était tellement grosse, tellement saugrenue qu’il chassa cette pensée de son esprit. 

— Qui vous étiez? demanda-t-il quand même.

— Aucune importance.

— Et les Florimontains, c’est qui?

— Les habitants du royaume des Montagnes Fleuries. Comme dans les mythes. Il existe pour vrai. Depuis plus de deux mille ans pour nous, vingt ans pour eux, il y a un état de guerre plus ou moins larvée entre les Îles et ce royaume, justement à cause du Seigneur et de la Princesse. Le royaume a jamais pardonné aux Îles la disparition de la Princesse. Et ici, les gens pardonnent pas aux deux de leur avoir amené cette poisse.

Ulfilla réfléchit sur ses mots à venir puis continua :

— C’est la première fois qu’on vient ici. Avant, on a jamais été plus loin que s’asseoir sur le bord d’une falaise, comme toi. L’endroit nous était interdit. La falaise était une barrière infranchissable. Là, ils ont besoin de notre aide. Mais je crois qu’ils s’en seraient passé s’ils avaient pu. Taide et moi, on sent pas d’amour fou dans leur cœur. Regarde où ils nous ont logés. Ils sont mal pris.

— Mais pourquoi vous accueillir si mal?

— Ici le temps s’écoule très lentement par rapport à nous. On voit passer une de nos vies humaines de soixante-dix ans en moins d’une année. Ils se rappellent trop bien qui nous étions.

Entretemps, Taide avait préparé des lits. Elle en avait mis deux ensemble, cachés par un paravent, puis un seul plus loin. 

— Ça te va, Theleilan, le lit à une place? s’enquit-elle.

Et comme celui-ci approuvait, elle poursuivit :

— Les Îles sont pas faites pour ton épanouissement sexuel de célibataire. On s’attend à ce que tu sois un parangon de chasteté. Ici, tu brasses tes petites fesses et c’est la mort. Pas de farce. J’espère qu’on te dérangera pas trop.

Elle imagina Feilla, son voisin coureur de jupons. Un pour qui le séjour dans ces Îles aurait été synonyme de grand malheur. Theleilan était prince de la solitude. Mais il devait quand même être prévenu.

Les deux Îliens se pointèrent alors.

— On a rien vu. On peut-y rester avec vous? s’enquit Neuf Nuages. On se sentirait plus en sécurité sur le plan sanitaire. Et je recommande de créer un bouclier de protection autour de l’île.

Sitôt placé!

Puis Taide ajouta :

— Mangeons un peu et dormons. Demain, ce sera toujours le moment d’en savoir plus et de voir ce qu’il y a à faire.

Durant le repas, les trois bardes en surent plus sur les familles de Neuf Nuages et de Lumière d’Érudition qu’ils n’en avaient jamais appris. Selon la coutume, les deux vivaient chez leur mère, de vraies reines, avec leurs frères et sœurs. La sœur de Neuf Nuages avait récemment accouché de son premier enfant, un petit garçon. Lumière d’Érudition avait une jeune nièce. Toutes ces femmes avaient été fécondées par les sources magiques et les deux oncles s’occupaient de leurs neveux et nièces, comme de bons papas. Comme leurs propres oncles avaient veillés sur eux autrefois — comme le roi Jade Persistant avait veillé sur la Princesse, fille de sa soeur. Dans un endroit si dédié à l’abstinence, les sources paraissaient marcher à plein régime. Leurs familles confinées en raison de l’épidémie, les deux Îliens en avaient peu de nouvelles, sinon que personne n’avait encore été infecté. Un soulagement sur leurs épaules.

La discussion continua un bout de soirée. Puis, ils se couchèrent, Neuf Nuages et Lumière d’Érudition se déroulant des futons.

Theleilan ne s’endormit pas immédiatement. Depuis la falaise, la journée avait été intense. Les questions se bousculaient dans sa bouche, les idées tourbillonnaient dans sa tête, il avait eu la peur de sa vie. Il ne savait pas comment démêler toute cette agitation. Il avait découvert une facette de Taide et d’Ulfilla qu’il n’aurait jamais imaginé. Il avait observé plus de magie — de la magie, pas de la prestidigitation — dans cette journée que depuis le jour de sa naissance. Puis, au moment où il s’assoupissait enfin, Ulfilla ronfla. 

———
 
 

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© Michèle Dessureault, 2024




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