Épée Indomptable, Clarté Lumineuse - Septième chant

Ulfilla, Taide et Feilla préparaient un message musical codé à la table de travail. Lorsque possible, les trois travaillaient ensemble: ils y excellaient. On cogna à la porte. Ulfilla alla répondre.

Un messager lui tendit une enveloppe puis s’en alla.  Le barde la décacheta. Neuf Nuages sollicitait leur présence au plus tôt, lui et Taide, à la chambre d’auberge où il se logeait avec Lumière d’Érudition. Ceci était assez inhabituel. En temps normal, les deux Îliens se déplaçaient. Pas l’inverse. Que justifiait cette différence?

Lumière d’Érudition les accueillit. Assis à droite de Neuf Nuages, un homme de grande prestance — stéréotype de la royauté, stéréotype des Îliens par ses longs cheveux et ses yeux noirs, ses pommettes saillantes, son teint mat —, imposait un grand respect par sa froideur. Ulfilla et Taide, coutumiers des personnes princières, ne furent guère intimidés. Lumière d’Érudition leur offrit des chaises, une tasse de thé à chacun puis pris le siège libre à côté du notable.

Autant pour Taide que pour Ulfilla ce personnage était familier, venant du fond des âges. Sûrement une réminiscence du temps des Îles, mais ils se sentaient incapables de mettre un nom.

Après une gorgée de boisson, l’homme se présenta dans la langue des Îles avec un grand élan de nous de majesté.

— Nous sommes le roi Jade Persistant des Îles Suspendues. Nous sommes venu solliciter votre aide.

Ulfilla eut un recul. C’était ce roi qui avait banni le couple mythique. Et il sentait tout son mépris, tout son ressentiment envers eux. Alors que lui et Taide, après tant d’incarnations, étaient passés à autre chose. L’enjeu devait être important pour qu’il se soit déplacé lui-même.

— En quoi deux personnes bannies des Îles comme on l’est peut-on vous aider?

Le barde avait juste envie de rire de lui.

— Environ 65% des habitants des Îles sont soient morts, soient malades. Actuellement, sur les neufs Grands Gardiens, quatre sont morts et trois sont très mal en point. Les rituels nourriciers de la Cloche d’or sont dans le chaos le plus total parce que des chanteurs, des musiciens, des danseurs sont morts ou malades. Des hymnes ne se chantent plus guère, des airs ne se jouent plus guère, des danses ne s’exécutent plus guère parce que ceux qui les connaissaient ont disparu. Les Îles ne peuvent plus guère compter sur la plupart des plus grands magiciens parce qu’ils ne sont plus guère disponibles.

Le roi s’exprimait d’une manière encore plus châtiée que ses vis-à-vis des royaumes du monde d’en bas.

Il ajouta :

— Les herbes venues d’ici n’ont guère donné de résultats.

Il sirota une goulée de thé.

— Le Seigneur Épée Indomptable était parmi nos plus grands magiciens. Il avait de très grands pouvoirs. Il a aussi beaucoup montré de sa magie à Clarté Lumineuse, qui avait en outre une formation médicale. Ceux-ci seraient très utiles pour contrer la maladie. Si vous pourriez venir aider notre royaume...

— Je vois pas le rapport entre nous et les pouvoirs de ces deux importants personnages.

Il avait failli dire “guère le rapport” par sarcasme. Mais il s’était retenu. Devant un souverain qu’il dédaignait, Ulfilla avait décidé de rester naturel dans son langage. Il aurait dû suivre une étiquette. 

— Leurs dons sont toujours restés intacts. D’une incarnation à l’autre nous avons veillé à leur transmission. Nous vous rappelons que vous en êtes les dépositaires. 

Taide et Ulfilla se consultèrent des yeux. D’un seul mouvement, ils se prirent la main et les déposèrent sur la table devant eux, bien en évidence. Le roi prit une mine dégoûtée.

— On est banni. Comment on irait sur les Îles?

— Nous avons prononcé leur bannissement. Nous avons aussi le pouvoir de le révoquer.

— Et on pourrait y aller les deux?

— Et vous pourriez venir tous les deux. Vous pourriez même amener votre ami Theleilan. Je doute de son utilité, mais nous pourrions en même temps faire sa connaissance et évaluer ses compétences.

Après une autre gorgée de thé, le roi poursuivit.

— Vous connaissez nos règles. Il vous faudra rester abstinents. Et l’amour est toujours mal venu.

Ulfilla le toisa.

— Pourquoi faites-vous affaires avec nous autres dans ce cas-là? On est mari et femme. Je crois que c’est à nous de décider de notre intimité. C’est à prendre ou à laisser.

Le roi, qui n’était pas habitué à la contradiction, grimaça. Mener des affaires avec ce pécheur et cette pécheresse impénitents ne lui plaisait pas. Mais il n’avait guère le choix. Il ne voyait plus d’autres solutions.

— Ça va. Vous ferez ce que vous voudrez.

Ulfilla et Taide réfléchirent en silence quelques minutes. Ils ignoraient la vraie situation en haut. Et si c’était un piège? Quoiqu’après toutes ces années… Les actions de leurs deux contacts étaient gages de confiance... Ils ne tenaient pas tant que ça à aller là-bas mais étaient à court d’arguments. Même leur impolitesse n’avait pas été relevée.

— Je suis prête à vous aider, réagit enfin Taide, qui n’avait pas encore ouvert la bouche. Mais à une condition : seulement si Ulfilla y va aussi. Pour la Cloche d’or.

La musicienne, autant que son mari, parlait couramment la langue des Îles.

Ulfilla accepta du chef.

— Quand voulez-vous qu’on y aille?

— Le plus tôt possible évidemment. Nous n’aurons personne pour venir vous chercher. Trop de ressources manquent.

C’était peut-être vrai. C’était peut-être aussi la mesure de ce qu’ils étaient malvenus. Ils ne se sentaient pas désirés du tout par le roi. En tout cas, c’était très mal parti. 

— Rendus dans les Îles, on va se perdre. Comment on va se retrouver là-bas?

— Fiez-vous à vos mémoires anciennes.

Quelle réponse accueillante! 

— Et quelle sera la tâche? Avez-vous une idée?

— Ça, vous verrez avec les médecins.

— Neuf Nuages et Lumière d’Érudition peuvent pas participer?

— Il est mieux qu’ils restent ici pour le moment. Ils vont essayer de trouver d’autres objets de puissance.

Réveillé tout à coup comme par une lumière, le roi termina par un bon conseil:

— Personne n’a guère à savoir que vous êtes le Seigneur Épée Indomptable et sa dame Clarté Lumineuse. Ils se sont couverts d’opprobre. Nous ne pourrions guère garantir votre sécurité, ni de notre peuple, ni des espions florimontains, s’il y en a. Aussi votre identité a toujours été protégée. Les seules personnes à connaître cette information sont ici dans cette pièce. Si vous réussissez, tous nos griefs envers vous disparaîtront. Nous vous devrons la vie.

Ulfilla et Taide se regardèrent. Parce qu’il y avait ça aussi?

Mais il était trop tard pour reculer.

Et comme tout avait été dit, ils ne s’attardèrent donc pas plus qu’il le fallait, surtout qu’il y avait ce travail à continuer avec Feilla.

———

La Princesse Clarté Lumineuse volait vers son destin. Dans une grande nacelle en forme de bateau soutenue par un immense carassin rouge, orange et or, gros comme une baleine, agitant ses nageoires et sa double queue pour avancer dans les airs, elle se dirigeait vers le royaume des Montagnes Fleuries où l’attendant son futur, le roi. Une belle affaire pour ce dernier: épouser la nièce du roi d’un état aussi puissant que celui des Îles Suspendues.

En fait, le résultat d’un traité de paix entre les deux royaumes, après des années de guerre.

L’arrivée était prévue pour le soir-même.

Debout sur le bord de la nacelle, elle contemplait les nuages tout en réfléchissant, dérangée seulement par le bruit des sternes et des dauphins volants qui les accompagnaient. Dans quoi l’avait-on embarquée? Ce mariage? De la politique. Aucun amour. Et l’homme avait la réputation de battre ses femmes. Car elle allait se retrouver une parmi plusieurs, même pas reine, cloîtrée jusqu’au jour de sa mort. Sa mère lui avait préparé un philtre d’amour à donner à son époux le soir des noces. Il serait amoureux d’elle pour trois ans. Après, ce serait à voir. Un nouveau philtre? Aucun plan n’avait été réfléchi. Avec cet homme, il ne fallait pas penser trop loin. Bref, elle était très malheureuse.

Mais elle pourrait toujours se volatiliser, même s’il ne fallait pas trop y compter. Magicienne, elle pouvait se téléporter à volonté — la nacelle n’était pas nécessaire, seulement justifiée par le décorum. Elle devait oublier même l’idée de s’enfuir. À cause des problèmes politiques que ça pourrait générer de nouveau même si son pays était plus puissant. Elle soupira.

— Vous venez prendre un verre de vin avec moi? demanda le Seigneur Épée Indomptable, qui la  trouvait misérable et espérait lui apporter ainsi consolation.

Un des plus grands et des plus courageux chevaliers des Îles Suspendues, dépositaire d’une magie toute aussi forte, il était son protecteur jusqu’à son arrivée à la capitale des Montagnes fleuries. Il participerait là-bas à certaines cérémonies protocolaires, avec la mère de la princesse et les autres membres de la suite, incluant de nombreux artistes de la Cloche d’or, dont le tout jeune danseur Neuf Nuages, puis ils reviendraient chez eux.

Rendue à son appartement, Clarté Lumineuse demanda à sa servante muette de leur préparer un bon vin blanc.

— Ouvre une nouvelle bouteille, ordonna la princesse.

Or la bouteille du philtre d’amour ressemblait beaucoup aux quelques autres sur les étagères et elle était la seule qui n’était pas encore ouverte. Croyant à du vin, la servante l’ouvrit, en versa dans des coupes, déposa celles-ci sur un cabaret et leur offrit.

Quand la nacelle commença sa manœuvre d’approche à la capitale, où elle devait amerrir — ce royaume étant au niveau de la mer —, escortée par les bateaux volants protocolaires des Montagnes Fleuries, on chercha la princesse, on chercha le seigneur partout sur le bateau mais on ne les trouva pas. Ils avaient disparu… 

———
 
 

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© Michèle Dessureault, 2024


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