Épée Indomptable, Clarté Lumineuse - Sixième chant

Ulfilla, Taide et les trois enfants vivaient en résidence au palais de la reine d’Artham, où ils occupaient une petite suite. Feilla, le seul autre ollam, y habitait aussi avec son épouse et ses deux enfants. Plus d’autres bardes. Au total, une quinzaine.

Feilla arriva de Heda quelques jours plus tard. Un message de la reine l’attendait. Le temps d’embrasser sa femme et ses jeunes, il sauta dans un bain, s’habilla puis se précipita chez la souveraine, son amante. Car il était notoirement connu comme chauffeur du lit royal, et ce depuis plusieurs années. Les gens murmuraient même que les deux plus jeunes enfants souverains provenaient de lui.

La reine avait mis dans son lit un des plus beaux hommes d’Artham: grand, mince, distingué, les yeux bleus, la longue chevelure blonde naturelle et bouclée avec la carnation à l’avenant, le nez droit, le menton fort avec une fossette. Traits si rares dans les royaumes que les personnes les arborant étaient réputées enfants du Soleil. Il pouvait bien avoir de la facilité à draguer: non seulement il était engageant mais beaucoup de femmes étaient folles de ses particularités physiques.

Et l’épouse de Feilla, dans tout ça? Très amie avec elle, Taide savait que le couple vivait comme frère et sœur, ou plutôt mère et fils, ce depuis des années même si le mari, qui ne découchait presque jamais — ses rencontres avec la reine avaient lieu à d’autres moments —, dormait avec elle comme un frère. Elle s’en accommodait très bien: une grande complicité régnait entre eux. Et elle avait quelqu’un en dehors de son couple.

D’ailleurs, la reine n’en avait pas que pour Feilla. Comme elle pouvait promouvoir ou ruiner une carrière, tous les bardes masculins de la résidence étaient passés dans son lit. Tous. Sauf un. Ulfilla ne l’avait jamais sollicitée. Intriguée, c’est elle qui avait pris l’initiative. Après plusieurs fois, réalisant que rien ne se passerait jamais, elle avait arrêté.  En dehors de Taide, Ulfilla n’avait pas de désir d’homme. Loin de ruiner sa carrière, elle l’avait au contraire aidé. Elle appréciait le respect qu’il manifestait envers lui-même et sa compagne, et l’amour profond qui existait entre eux. Par contre, ça signifiait aussi plus de messages codés à transmettre ici et là parce que, bien sûr, elle voulait garder son cher Feilla le plus souvent possible à ses côtés. Elle le laissait aller seulement lorsqu’Ulfilla et Taide n’étaient pas disponibles.

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Feilla vint cogner à la porte de ses collègues. Les cheveux tout ébouriffés, le visage tout taché de maquillage, —  lui, un barde si méticuleux de sa personne—, Ulfilla pouffa de rire en le voyant.

— Va te voir dans un miroir.

— Elle m’a presque mis à la porte, confia-t-il l’air penaud.  

Puis après une pause : 

— Saliekkun, euh, sa majesté la reine, veut nous voir ce soir, Taide, toi et moi, pour le boulot.

Puis il s’envola faire sa toilette.

Ulfilla s’assit à la table de travail et commença à griffonner quelques vers.

— Que voulez-vous encore? s’exclama-t-il dans la langue des Îles.

Il se retourna. Neuf Nuages et Lumière d’Érudition étaient là, debout en silence, figés de pied en cap par l’hostilité du barde. 

Celui-ci avait été écœuré par la dernière requête d’en haut. Quand Neuf Nuages les avait contacté pour la première fois, à l’adolescence, que les Îles Suspendues aient pensé à lui l’avait flatté, qu’il ait été le Seigneur Épée Indomptable et Taide, sa dame Clarté Lumineuse l’avait enorgueilli. Mais maintenant, une indifférence devenant de plus en plus de l’animosité avait peu à peu gagné son âme. Il aurait fallu être 100% disponible d’un claquement de doigts à chaque demande. Et il savait que Taide éprouvait le même sentiment.

— Depuis combien de temps le Seigneur Épée Indomptable a-t-il quitté les Îles?

Les deux Îliens s’étaient regardés.

— Près de 2000 années à vous, je crois.

— Si on compte en moyenne une vie humaine par cent ans, ça fait environ vingt incarnations depuis. Il vient à l’idée de personne chez vous qu’après tant d’années, l’individu qui véhicule son âme ait évolué et ait plus rien de commun avec lui?

Secoués, les deux hommes se dévisagèrent sans voix.

— Pour mettre en clair, après 2000 ans, je me sens plus du tout concerné par ce qui se passe chez vous. Le Seigneur Épée Indomptable pouvait se sentir comme ça, concerné, lui qui connaissait encore tout le monde et faisait leur histoire. Ses premières incarnations aussi, je présume. Pour vous autres qui pouvez vivre des milliers de nos années c’est encore du présent. Mais pas ici. Le temps passe trop vite.

Neuf Nuages, un simple messager, bredouilla les premiers mots qui lui surgirent à l’esprit:

— Seigneur Épée indomptable avait fait vœu d’obéissance jusqu’à la mort, à chef à lui.

Ulfilla le ramassa au passage.

— Justement, il est mort dans notre monde au bout de… une quarantaine d’années, c’est ça? Pourquoi avoir engagé ses autres incarnations?

— Mission peut durer plusieurs vies humaines, justifia Lumière d’Érudition.

Ulfilla conclut sur ces mots :

— Je suis plus preneur. De petites missions occasionnelles pas trop engageantes comme de ramasser de l’herbe pour faire des remèdes, ça me dérange pas. Ou vous loger. Mais pour le reste, trouvez-vous quelqu’un d’autre.

Pour les deux hommes, c’était tellement inattendu! Ils n’étaient apparus que pour trouver un nouveau gîte d’ici la fin de l’épidémie et voilà qu’ils devaient gérer une révolte. Tout ce qu’ils trouvèrent à répondre fut :

— Nous seulement messagers. On doit en parler à ceux qui envoient nous.

— Faites-le.

— Vous avez une idée de quelqu’un qui pourrait remplacer vous?

— Je sais pas. (Pause) Attendez! Peut-être Theleilan, celui qui a rencontré Nim aux Cheveux d’or l’autre jour et a vu les Îles. Il est célibataire, donc plus disponible, et se sentirait flatté. Il faudrait l’instruire et lui montrer la langue. Mais je suppose que c’est un détail pour vous autres?

Les deux Îliens en parleraient. Après une pause, Lumière d’Érudition aborda enfin leur problème :

— Auberge de Heda n’a plus de place pour nous et on veut demander à vous si on pouvait rester ici?

— Ça, je peux m’en occuper. Mais pas ici au Palais. Vous pourrez pas y loger. Il y a des sillas aux alentours. Je dois rencontrer la reine tout à l’heure pour le travail. Après ça, je verrai. En attendant, vous pouvez rester ici. Mais vous montrez surtout pas.

Et pendant qu’Ulfilla répondait, il remarqua le visage attristé de Neuf Nuages. Ce dernier aimait Taide, la désirait. Le barde se demandait si c’était l’émotion qu’il vouait autrefois à Clarté Lumineuse qu’il reportait sur sa femme.  Voir celle-ci était un moment de bonheur pour l’Îlien, même si elle n’était plus sa dame originelle, même si son envie d’elle ne serait jamais satisfaite. Ulfilla était incapable d’imaginer le danseur dans les bras éphémères d’une autre. De toutes façons, le monastère où ce Neuf Nuages habitait le condamnait à l’abstinence. Si le couple de bardes renonçait pour toujours aux mandats des Îles, il allait perdre ces moments avec Taide ou du moins ils allaient se raréfier. Ulfilla voyait à quel point ces hommes vivaient dans le passé, pour eux encore le présent. 

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© Michèle Dessureault, 2024