Épée Indomptable, Clarté Lumineuse - Troisième chant

De retour à la route, les chevaux avaient disparu malgré leur blason royal. Taide attendit Ulfilla alors que celui-ci partait à leur recherche. 

Tout à coup, elle avait été entourée par une bande de brigands qui la regardaient avec luxure.
La plupart des bardesses voyageaient accompagnées, suivant des groupes. Trop de viols avaient été rapportés. Taide était une des exceptions, ne se déplaçant souvent qu’avec son seul conjoint. Mais les deux savaient se défendre.

Ne se servir de la magie qu’en cas d’impérieuse nécessité...

Elle s’était mise à tourner puis avait disparu.

Perchée sur une branche d’arbre d’où elle pouvait voir sans être vue, la bardesse remarquait bien que sa fuite avait stupéfié les brigands, qui la cherchaient.

Les bandits de grands chemins faisaient partie de la vie des bardes. Encore plus des ollams, dépositaires de missions secrètes. Suffisamment dans leur vie pour que l’auto-défense et les mantras de protection fassent partie de leur formation. Sans compter les premiers soins au cas où ça tournerait mal. 

Ulfilla sortit de la forêt avec les deux chevaux. 

L’homme en imposait naturellement. Il était grand et svelte, plus grand que la moyenne des gens, très en forme, très solide, par ses années de pratique de l’auto-défense. Il possédait de longs cheveux bruns roux, à la moitié du dos, avec une toque rebelle derrière le crâne, des yeux bruns, un nez aquilin et portait plus jeune que sa trentaine avancée. Sans oublier cet aura qu’il dégageait. Être barde ambulant demandait une grosse santé.

Vêtu d’un simple costume de voyage, soit de longues bottes, des culottes et une veste en cuir bruns, sans maquillage, rien ne distinguait le barde d’un voyageur ordinaire. Mais il avait son signe de reconnaissance épinglé à la poitrine et les bagages aussi trahissaient le musicien. Et le blason royal des chevaux marquait leur mission.

Les brigands abordèrent d’abord Ulfilla avec respect.

— Où est la jeune dame qu’y avait ici sur la route?

— Cette jeune dame est mon épouse et je sais pas où elle est.

— Pouvez-vous venir, vous deux, à notre camp? Vous serez bienvenus. On va vous offrir gîte et couvert et vous chanterez. Et on a quelque chose pour votre dame.

Ulfilla imaginait déjà Taide en-dessous de tous ces hommes, chacun à se servir.

— On est attendus ce soir à Heda. On doit y aller rondement. Ce sera une autre fois.

Heda était la capitale du royaume d’Anthussia, juste au nord de celui d’Artham, d’où ils venaient.
La réponse ne plut pas aux hors-la-loi, qui chargèrent le musicien au signe de leur chef. Ulfilla n’eut pas le choix de sortir sa magie lui aussi. La vraie, pas la prestidigitation, magie des bardes qui ne subjuguait que les ignorants. Dans le temps de le dire, la troupe se retrouva éparpillée à même le sol, gens, armes, bagages, chevaux. Et à mesure qu’ils furent capables de se lever, ils s’enfuyèrent sans demander leur reste.

Taide descendit de son arbre et lui sauta dans les bras en l’embrassant. 

— Mon héros! s’écria-t-elle en levant une jambe en l’air.

———

Ulfilla avait grandi dans une famille de bardes, puis avait été dans une école de bardes, où il avait rencontré Taide. De ce moment, les deux ne s’étaient plus quittés. Amants à la fin de leur adolescence, ils s’étaient épousés dans la jeune vingtaine, tout naturellement, sans se poser de questions. Ils avaient eu trois enfants : Aullukun, l’aînée, Issuara, le garçon et Verailun, la plus jeune. Une vie très conventionnelle pour des personnes aussi particulières.

La magie était ressortie dès la prime enfance : les assiettes se déplaçant dans les airs, l’eau se baladant moulée en formes rigolotes, les notes de musique montant des instruments sous forme de bulles multicolores… Mettons que leurs parents respectifs ne savaient pas quoi faire de tels gamins.

Les bardes apprenaient la prestidigitation à l’école et l’appelaient magie. Ils l’exploitaient dans le seul but d’asseoir leur autorité. Certains tours, tout le monde les connaissaient. Mais autant pour Ulfilla que pour Taide, ç’allait bien au-delà, naturellement, sans qu’ils n’en aient jamais compris l’origine. C’était là, ça dépensait beaucoup d’énergie et ils avaient choisi de s’en servir avec jugement. Valait-il la peine de traverser une rivière en marchant sur les eaux à côté d’un pont? Il l’avaient quand même essayé une fois.

Durant les études du jeune couple, la série de mythes sur les Îles Suspendues et ses deux amoureux interdits les avait fascinés. Ulfilla et Taide avaient ressenti de manière confuse une réalité différente, mais s’étaient tus. C’étaient de bonnes histoires. Que pouvaient-ils prétendre contre elles? 

À l’adolescence un homme était venu soutenant s’appeler du nom désopilant de Neuf Nuages. Les deux éprouvaient la sensation trouble de le connaître, sans le replacer. Taide en particulier réagissait fortement. Une grosse tresse d’épais cheveux noirs allant aux fesses avec des mèches rebelles aux tempes, des yeux noirs, des pommettes saillantes, un nez droit, des joues glabres, très grand, tout en minceur, en grâce et en souplesse, un véritable athlète, très distingué, il était habillé selon une région inconnue des deux jouvenceaux: de longs et larges pantalons comme des jupes de coton écru, deux couches de kimonos de différentes couleurs attachés sur les côtés à la taille, et allant à la mi-cuisse pour le plus court, un dernier de couleur bleue foncée maintenu ouvert, très long, ses pieds nus dans des souliers de danse en souple cuir noir. Une vraie carte de mode. Il parlait la langue d’Artham (leur langue maternelle) avec un accent à couper au couteau. 

Au grand désespoir d’Ulfilla, Taide l’avait trouvé mignon comme tout.

La carte de mode devait leur transmettre des informations importantes mais avait plutôt disparu puis réapparu plus loin. Ulfilla et Taide, en connaisseurs, avaient distingué cette magie comme la leur. L’étranger leur avait ensuite parlé une langue, probablement la sienne, qu’ils avaient compris à 60%. Qui pouvait-il être, d’où pouvait-il venir?

Il était parti sans que nos deux amis en sachent plus.

Neuf Nuages était revenu au bout d’une semaine. Les deux adolescents tenant chacun une de ses mains, ils s’étaient laissés guider par lui. Assis sur le bord d’une falaise (pas celle de Theleilan), estomaqués, ils voyaient se développer devant eux les Îles Suspendues. Elles existaient pour vrai! Et par un effet magique d’amplification,  ils avaient vu et entendu la Cloche d’or, si chère à tous les bardes.

Au retour, le magicien avait déposé les deux jeunes à l’école. Avant de les quitter, il leur avait révélé qu’il vivait sur les Îles. 

Neuf Nuages s’était manifesté de nouveau au bout de deux semaines, le temps de les faire mijoter. Cette fois, il avait l’intention de répondre à leurs questions.

— On est qui pour susciter autant d’intérêt de la part des Îles? posa Taide. On est des étudiants bardes très ordinaires.

— Vous vécu là. Vous commettre faute et bannis. À moins de renoncer à votre plus précieux, vous pourrez jamais retourner là-bas. Falaise de l’autre jour frontière que vous pouvez pas franchir.

Après une pause, l’Îlien compléta :

— Seigneur Épée Indomptable et sa dame, Clarté lumineuse.

Taide et Ulfilla s’étaient regardés ébahis, sans voix.

— Vous vous foutez de nous autres!

— Oh non! Je fous pas de vous! Ces amoureux interdits vraiment vécu. Pas un mythe. Mais histoire transmis chez vous sous cette forme. Beaucoup de ce que vous appris, vrai. Et vous gardé le souvenir, plus ou moins consciemment. Vous gardé la mémoire de tout ce qui peut être utile. 

Le couple était en état de choc. 

— Et vous, qui êtes-vous? demanda Taide, une fois ressaisie.

— J’étais grand ami de la dame. Moi et un autre de grands amis, instructeurs et contacts à vous avec les Îles.

Une certaine émotion transparaissait dans sa voix. Autrefois, sans parler d’amour en raison de l’interdit, mais le cœur rempli d’elle, Neuf Nuages avait assuré à Clarté lumineuse d’être toujours à ses côtés dans les bons comme les mauvais moments, indéfectiblement. Il l’aimait, il l’adorait. Mais, ayant choisi le Seigneur Épée Indomptable, elle n’éprouvait envers lui que des sentiments fraternels. Puis, sa mort dans le monde d’en bas et le changement physique d’une incarnation à l’autre avait fait le reste. Quand on s’attend à la femme aimée et que c’est un homme à la place… Son amour s’était transmuté en amitié. Tout aussi indéfectible. Tout aussi loyale.
De fait, certaines versions de la légende du Seigneur et de sa dame véhiculaient un troisième personnage, Nuage Dansant, danseur sacré de la Cloche d’Or et amoureux transi de Clarté Lumineuse, se sacrifiant devant l’élu de sa dulcinée. Les deux jouvenceaux, étaient-ils devant cet homme?

—  C’est qui? répondit l’Îlien à la question d’Ulfilla.

Le barde n’insista pas. Soit que Neuf Nuages n’était pas cet homme, soit qu’il ne voulait pas répondre, soit que le protagoniste n’existait que dans les mythes.

— Et pourquoi on a besoin d’instructeurs et de contacts?

— Seigneur Épée Indomptable homme de grande valeur. Un Grand gardien comme lui prendre de vos siècles à tout former. Même si lui banni, lui resté d’une grande loyauté et engagé à faire des missions pour en haut. Dame Clarté Lumineuse accepté de assister lui. Ceci de vie en vie. Y a des missions qui peuvent prendre plus que vie humaine, y a des informations à re-briefer ou à mettre à jour. Vous dépositaires de puissance magique du Seigneur et de sa dame.

Puis de nouveau il s’était volatilisé. 

La fois suivante, il leur avait présenté Lumière d’Érudition, l’autre contact, une manufacture de soie à lui tout seul, vêtu de même style. L’homme était de moindre taille, trapu, le visage carré, les pommettes tout aussi saillantes, les cheveux noirs longs pas plus que la taille, avec de multiples tresses fines et des yeux noirs pétillant d’esprit.

Les deux avaient resurgi de façon régulière pour les instruire, rafraîchir leur connaissance de la langue des Îles, dérouiller certains trucs de magie, sans compter la présentation des Îles elles-mêmes, leur organigramme, leur mode de fonctionnement, etc. Cela avait pris quelques années. Les deux jeunes musiciens en avaient profité pour améliorer la langue d’Artham des Îliens. À longue, ils parlaient presque comme des Arthamais, avec les mêmes erreurs récurrentes.

Un jour, Neuf Nuages était arrivé avec un portrait de femme dans ses mains.

— La mère du Seigneur.

Ulfilla se rappela que, selon les mythes, le Seigneur Épée Indomptable n’avait jamais connu sa mère. Il (le Seigneur) avait été lui-même conçu de l’amour, cet interdit. Son père, prétendant au trône, avait exploité le sentiment de la jeune femme à des fins politiques, la poussant à trahir. Lui et ses insurgés avaient péri avant sa naissance, la dame ayant été exécutée peu après celle-ci. Une mort infâme, une naissance déshonorante. Mais un autre seigneur, Lame Primordiale, adjoint du roi, l’avait élevé comme son fils. Pour réprimer le sentiment amoureux, les Îles n’avaient que des exemples de personnes ayant été subjuguées ou manipulées, presque toujours exécutées ou bannies, comme la propre mère du Seigneur. Le vrai amour, celui qui fait grandir spirituellement, on en parlait jamais. 

Une très belle femme que la mère d’Épée Indomptable! 

— J’ai trouvé cette image dans partie secrète de bibliothèque des Îles, par hasard. Elle aurait dû normalement être détruite. Je même pas supposé montrer à vous.

La fois suivante, l’Îlien s’était manifesté avec un monsieur d’une grande dignité, au port martial, aux longs cheveux blancs, longs jusqu’à la taille comme tous les hommes des Îles semblaient les arborer.  Le Seigneur Lame Primordiale en personne venait voir à quoi ressemblait maintenant son ancien fils adoptif. Il s’était montré froid, désagréable (pourquoi était-il venu?) et n’avait même pas caché son hostilité envers l’autrefois Clarté Lumineuse, l’ignorant complètement. 

Bientôt, Neuf Nuages et Lumière d’Érudition leur avaient amené de petites missions faciles pour les roder. Puis d’autres, de plus en plus consistantes.

Finalement, le tout jeune barde Ulfilla et sa si belle compagne Taide avaient commencé leur vie itinérante. Dans la jeune trentaine — une dizaine d’année plus jeune que l’âge normal —, il était devenu ollam. Taide l’avait suivi deux ans plus tard. 

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© Michèle Dessureault, 2024

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