Épée Indomptable, Clarté Lumineuse - Quatrième chant

Heda était construite sur des îles à la rencontre du fleuve Dinara et de la rivière Hallapi. Sauf trois naturelles, formant des hauteurs dans le paysage, la plupart de celle-ci étaient artificielles. Sur le pourtour extrême, elles servaient même de jardins et de potagers. La capitale était, bien sûr, réputée pour ses canaux et ses ponts, plusieurs d’entre eux partant du bord des rives. De petits bateaux, tout aussi renommés, voguaient pour les déplacements et les transports. Sans compter la célèbre digue pour contenir les marées et les inondations. Les premières n’étaient pas le vrai problème. Elles se rendaient encore à la ville mais pas très hautes. Le problème venait surtout de la fonte annuelle des neiges. Le fleuve prenait sa source dans des montagnes et chaque printemps amenait son cortège d’inondations.

Sur une île naturelle isolée, sorte de grand et gros rocher surélevé couvert d’arbres touffus, s’élevait une résidence pour les bardes. Dans les grandes villes, ceux-ci avaient l’habitude de se regrouper dans des ensembles appelés silla. Deux ponts couverts flottants la desservaient: un de la rive, un autre de la ville. Ensemble de pavillons érigés dans un grand jardin autour d’un temple abritant une réplique en bronze de la cloche d’or, le silla offrait toutes les commodités auxquelles pouvaient aspirer les musiciens: appartements des bardes et de leur famille, réfectoire, salles de classes, salle de spectacles, bains, archives, …. Et une auberge pour les bardes itinérants. La plupart des ollams n’y habitaient pas, logés au palais royal, lui-même bâti sur une des rives de la Hallapi, près du centre-ville.

Deux autres sillas s’épanouissaient aux alentours, sur les rives. 

Dès leur arrivée à Heda, Ulfilla et Taide descendirent à l’auberge de la résidence la plus proche, celle des îles. Ils eurent la joie d’y rencontrer un de leurs amis, Feilla, ollam comme eux. Et Theleilan, qui vivait au palais mais avait affaire là pour la journée. 

Durant l’après-midi, alors que Taide se reposait, Ulfilla alla se promener en ville. Près d’un pont, il eut la surprise de rencontrer Neuf Nuages et Lumière d’Érudition, tous deux de blanche soie fine et de satin vêtus — des parades de mode, comme toujours. Le barde ne les rencontrait ensemble que pour la deuxième fois depuis le début. Il devait se passer quelque chose d’important surtout que le plus petit des deux avait les cheveux taillés courts, n’importe comment, et que Neuf Nuages s’était coupé un toupet. 

Après les salutations d’usage, Neuf Nuages s’exprima :

— Y a une épidémie dans Îles. Des gens morts. On porte deuil, vêtements tout blancs. Cheveux coupés.

Puis après une pause, il poursuivit:

— Des médecins travaillent sur remède mais il manque deux plantes qu’on peut trouver ici. 

— Pour quand en avez-vous besoin?

— Le plus tôt possible.

— Je peux pas m’en occuper dans les prochains jours. Je rencontre la Reine et je vais avoir des travaux importants avec elle. Mais je peux voir avec Taide et d’autres leur disponibilités.

— On peut rester ici en attendant? On veut pas retourner là-haut tout de suite pour pas tomber malades.

— Suivez-moi. Je suis à une auberge juste pour les bardes. Mais on refusera pas les amis d’Ulfilla.

Les deux hommes opinèrent. Puis après une pause, Lumière d’Érudition, qui n’avait pas encore parlé, fit cette mauvaise annonce :

— Seigneur Lame Primordiale mort.

Ulfilla avait rencontré ce type une seule fois et l’avait trouvé désagréable, bien qu’il ait témoigné beaucoup de respect à un si haut quidam. Aussi sa mort le laissa plutôt froid. 

Le barde escamota le sujet en leur racontant l’expérience de Theleilan avec Nim et sa vision des Îles Suspendues. Y avait-il quelque chose à faire avec ça?

Neuf Nuages tressaillit à l’évocation de la jeune femme.

— Je crois pas. Vous laissez faire. Mais peut-être il pourra être de soutien à nous à un moment donné.

À l’auberge, Ulfilla montra la commande des deux Îliens à Theleilan, originaire de la région et la connaissant comme le fond de sa poche. Ces deux plantes étaient communes dans la campagne autour de la ville et la quantité demandée remplissait moins d’une dizaine de sacs.

Ulfilla l’invita ainsi que Taide et Feilla à venir se détendre au bassin d’eau chaude après le souper. Ils allaient discuter affaires. 

Tout ce beau monde était des ollams, une fine fleur où tous se connaissaient à force de fréquenter les mêmes endroits, les mêmes personnes, les mêmes chemins. Ils formaient une communauté très solidaire, malgré les divergences politiques qui surgissaient nécessairement. Et un petit nouveau était repéré et intégré assez vite, leur argot servant de signe de reconnaissance. Quelqu’un qui communiquait dans ce parler était forcément un des leurs.

Ils se retrouvèrent à cinq dans le bassin — Neuf Nuages et Lumière d’Érudition ayant été aussi conviés, les deux mains sur leurs parties —, une structure d’environ 4x4m remplie d’eau chaude où, comme dans les bains familiaux japonais, la nudité et la mixité étaient de rigueur. Partagées sans arrière-pensée, ces dernières ne dérangeaient personne. En fait les gens considéraient que se montrer nu dans un tel moment était un gage de bonne foi. Les baigneurs n’avaient rien à cacher.

— Taide vient pas? s’enquit Neuf Nuages avec appréhension.

— Taide est fatiguée et veut se reposer, répondit Ulfilla dans la langue d’Artham, que tous comprenaient, y compris les deux Îliens.

Ceci fit l’affaire de Neuf Nuages. Un jour, voulant manifester sa confiance, le couple l’avait invité à de tels bains. Sa réaction avait étonné les deux musiciens. Vivant dans une sorte de monastère, pudique jusqu’à l’os, ses longs cheveux et ses deux mains cachant son intimité, il n’avait probablement jamais vu la nudité d’une femme. Il avait jugé Taide ...très belle, mais s’était sauvé en courant pour masquer son début d’érection. Il en avait été quitte pour salir une serviette. Et n’était pas retourné rejoindre le couple.

Le lendemain, —  réminiscence de sa dévotion envers Clarté Lumineuse? — il avait regardé Taide avec une adoration mêlée de désir et lui avait pris la main avec tendresse. Elle avait retiré celle-ci immédiatement, avait embrassé l’Îlien sur la joue d’un beau bec fraternel en l’exhortant à être sage, puis essuyé du doigt la larme coulant de ses yeux. Il en avait été quitte d’un soupir silencieux et n’avait pas été plus loin.

— Voici ce que nous allons faire, poursuivit Ulfilla. La seule langue que nous avons tous en commun est la langue d’Artham. Mes amis ici présent comprennent pas la langue des ollams et vous comprenez pas leur langue. Mais moi je la parle. Pour nos affaires, je servirai d’interprète.

Puis il muta pour l’argot des ollams et présenta les deux étrangers sans donner trop de détails sur leur lieu d’origine, au-delà des montagnes. Il expliqua la mission et son urgence. Il ne serait pas en mesure de s’en occuper. Taide aurait le temps le lendemain pour l’après-midi mais aurait besoin d’aide. Est-ce que l’un ou l’autre des deux ollams aurait la possibilité de donner un coup de main? Les montagnes, c’était loin. Très loin. Feilla s’informa comment les deux hommes arriveraient à temps, si c’était si impératif. Lumière d’Érudition répondit qu’ils avaient leurs moyens à eux qu’ils ne pouvaient pas expliquer. Il refusa d’en dire plus. Devant ce début de contestation, Ulfilla supporta l’Îlien, qu’il connaissait depuis tant d’années. Somme toute, mais de reculons — un ami c’est un ami — Theleilan pourrait consacrer une heure et Feilla environ deux heures. S’il en restait encore à faire, Feilla serait à même d’aider dans la matinée du surlendemain. 

— Je vais être seul avec Taide. Ça te fait pas peur? 

Feilla était un dragueur impénitent. Taide avait déjà eu à s’en plaindre.

— Elle va te tapoter la joue en te recommandant d’être sage, répondit Ulfilla d’un regard moqueur.

Les affaires terminées, ils changèrent pour la langue d’Artham et socialisèrent. En écoutant les conversations, Ulfilla se mit à imaginer comment ces hommes finiraient leur soirée. Feilla, en dragueur impénitent donc, avait déjà une compagne pour la nuit. Réputé pour sa poésie, de nature solitaire, Theleilan allait passer une partie de sa nuit à gratter des vers sur son expérience avec Nim et les Îles Suspendues. Pour Neuf Nuages et Lumière d’Érudition, vierges ils étaient arrivés des Îles, vierges ils y retourneraient. Ils étaient tellement mal à l’aise devant cette nudité étalée. Sérieusement, ils boiraient une chope puis iraient se coucher en méditant sur les différences culturelles. Quand à lui et Taide, ce serait leur premier vrai moment d’intimité depuis les débuts de leur voyage vers Heda. Il en fantasmait d’avance.

Monté en courant à leur chambre, anticipant leur nuit d’amour… Taide se préparait à partir. Le choc.

— Je vais voir comment vont les enfants. Je serai pas partie longtemps.

Enfants confiés à leur grand-mère maternelle. Puis, elle disparut.

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© Michèle Dessureault, 2024


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