Épée Indomptable, Clarté Lumineuse - Quinzième chant

Le deuxième essai fut tout aussi négatif. Puis le troisième.

Devant de tels échecs répétés, le roi fut formel : le prochain serait aussi le dernier. Après ça, les bardes n’avaient qu’à plier bagages et s’en retourner chez eux. Le bannissement serait réappliqué et définitif.

Et puis, le monarque n’avait pas la sensation d’avoir vu de grande magie. Les boucliers de protection, qu’il ne pouvait pas discerner, il n’y pensait même pas. Ulfilla avait décidé de se servir de la magie qu’à bon escient. 

Et de recommencer avec de derniers groupes d’essais.

La purification du sanctuaire prit plusieurs jours, tel que l’avait prédit Neuf Nuages. Après, les rituels quotidiens reprirent dans leur ronronnement. 

Un matin, le meurtrier fut trouvé mort dans son cachot, avant même d’avoir pu parler, causant tout un émoi. Tous se doutaient que les Florimontains étaient derrière cet homme. À eux profitait le crime: ils ne voulaient pas voir cette épidémie enrayée et les bardes étaient dans le chemin. Mais tant que le sbire n’avait pas avoué, ce n’étaient que des rumeurs.

Une autre tentative de meurtre sur les bardes leur permit de tester l’efficacité de leurs boucliers personnels. Alors qu’ils volaient, Ulfilla sentit le ricochement d’un objet sur sa protection. Un archer leur envoyait des flèches mais toutes elles rebondissaient. Un dernier projectile dévia de sa trajectoire normale et perça le coeur du meurtrier, qu’ils virent dégringoler et s’abîmer dans les flots plus bas. De nouveau, ils furent sous le choc, surtout qu’il y avait eu mort d’homme, sans qu’ils l’eussent souhaité, et que son corps était perdu. Mais leur défense s’était avérée efficace. Il n’y eut plus d’autre tentative.

Durant cette période, Neuf Nuages reçut une très mauvaise nouvelle. Le meilleur ami de sa mère était décédé de la maladie.

Taide le trouva tout en pleurs dans le jardin. Elle s’informa de ce qui n’allait pas. Parler au travers des sanglots fut difficile pour lui, et tout à fait décousu.

— Cet homme était important pour moi… Je l’avais toujours vu aux côtés de ma mère... Depuis que j’étais tout petit… Même s’il habitait pas avec nous… C’était son grand ami… J’ai grandi avec lui…Depuis que j’étais tout petit… Il avait toujours été là… Presque un oncle… Je l’aimais bien… 

Taide interpréta cet homme comme le chaste amoureux de la mère du danseur. Compatissante, elle prit celui-ci dans ses bras et le consola. 

— Et je vais être incapable d’aller à ses funérailles… Ma mère non plus… Elle l’a pas vu depuis les débuts de l’épidémie…

Toute la détresse vécue au quotidien par les habitants des Îles incarnée dans l’affliction d’un seul des leurs…

———

Le même soir, les bardes continuèrent la lecture du journal du Seigneur Épée Indomptable.

Ulfilla fut estomaqué par ce qu’il lisait.

Quelques poèmes érotiques. Oui, oui, des poèmes érotiques.

— Écoutez ceci!

Le Seigneur, lui qui était un mâle resté très sage, qui n’avait pas d’expérience, où avait-il pris ça? Il imaginait des caresses très sensuelles sur la peau satinée de son amoureuse, dessinant du bout des doigts sur ses cuisses en remontant jusqu’à son pubis. Il égrenait des pâtisseries sur son ventre et ses seins, l’embrassant au passage. Il explorait sa bouche dans tous les sens. Elle s’abandonnait, tremblante et comblée. Comme dessert, il se réfugiait enfin dans sa profondeur mouillée. Il utilisait un vocabulaire imagé tellement évocateur sur leurs réactions mutuelles qu’Ulfilla en fantasmait. 

Comment un homme aussi sensuel avait-il pu rester si sage pendant tant d’années? 

— Il avait quand même ses désirs d’homme, exprima Theleilan. À date je me demandais s’il y pensait. Je n’avais jamais rencontré d’amour aussi chaste.

— Et ses désirs à elle? souleva Taide

— Tant qu’on trouve pas de journal de la Princesse, on le saura pas, Taide. Mais je suis sûr qu’elle était aussi ruisselante que lui.

———

Taide jouait de la cithare sur table assise devant la cascade. La grosse tortue était à proximité, en auditoire attentif. 

Neuf Nuages s’assit silencieusement à côté d’elle. Elle était si concentrée qu’elle n’avait pas entendu s’approcher le pas unique du danseur, tout en légèreté et en souplesse.

— C’est beau ce que vous jouez.

Il reprit après une pause:

— Puis-je vous montrer un de nos endroits les plus inspirants pour jouer?

Il ajouta tout à coup:

— Zut! Pas de bouclier protecteur. C’est dangereux d’aller là!

Mais Taide avait pris sa décision. Le temps de ranger la cithare dans son étui, ils y allèrent tout de suite en se téléportant.

L’Île, dotée d’un parc magnifique, regorgeait de verdure. Un grand bassin avec de petits kiosques tout autour, une fontaine, des tables et des chaises pour grignoter émaillaient l’ensemble. Et une deuxième fontaine, un peu à l’écart. Le danseur se demanda si Taide pouvait la voir.

— Ce sont des sources chaudes magiques. C’est ici que les femmes deviennent enceintes.

Taide se retint de pouffer de rire. Quelle ignorance pour un homme de son âge...

N’empêche que l’endroit était aussi magnifique qu’il l’avait dit et valait le déplacement. Jouer? Pas tout de suite. Elle voulait profiter du bassin d’abord. Ils ôtèrent leurs souliers, remontèrent leurs pantalons et robes et trempèrent leurs pieds. L’eau était vraiment bonne.

— Tu sais, Neuf Nuages, je crois plutôt que les femmes deviennent enceintes dans ces îles où les couples s’ébattent en cachette.

— Quand une femme a pas eu ses règles depuis un ou deux mois, elle va voir un de nos médecins qui l’envoie prendre un bain aux sources chaudes. Là seulement elle peut dire qu’elle est enceinte. Elle est vierge-mère. Sinon, c’est la mort. Son ventre devient la preuve qu’elle a enfreint l’interdit sexuel.

Taide fut surprise. Il n’était donc pas si ignorant, finalement. Une réflexion soudaine la frappa.

— Cet homme ami de ta mère, celui qui est mort l’autre jour, qui était-il réellement pour toi?

— Qu’est-ce que vous voulez dire?

— Est-ce qu’il était plus que l’ami de ta mère?

— Je vois. Très probablement un couple secret. Très probablement mon père biologique. On m’a souvent dit que je lui ressemblais. Mais je vais jamais le savoir. La question se pose pas, c’est tabou. Une mère l’avoue pas non plus. Autant accuser les deux de fornication et les envoyer à la mort.

— Ça te dérange pas d’ignorer s’il était ton père?

— Pas du tout. Ma mère est vierge-mère. Le père est pas important. L’oncle maternel est important.

— T’as jamais pensé à aller dans une de ces îles à bébés avec quelqu’un?

— Autant aller à une pissotière. J’avais trouvé une petite île déserte. Je l’avais aménagée en petit parc, avec beaucoup de fleurs, de grands arbres, des plans d’eau pleins de nénuphars, de lotus. Et un ermitage. J’ai toujours cet endroit. Il est un de mes secrets. Je pourrais vous le montrer si ça adonne. J’aurais amené Clarté Lumineuse en la soulevant dans mes bras. Sans même utiliser le mot amour, je m’étais déclaré. Mais elle en avait que pour le Seigneur et me voyait seulement comme un frère.

— Nuage Dansant dans les mythes, c’est toi?

— Non. Un autre danseur sacré. On était deux. Il est mort dans l’épidémie, mentit-il en souriant.

Taide détecta sans peine la tromperie mais garda ses commentaires. Neuf Nuages parlait pour la première fois de son rôle dans cette histoire.

Le danseur remarqua alors une jeune femme devant la deuxième fontaine, qui le saluait. Il lui retourna sa révérence du regard. 

— Il y a quelqu’un?

— Non rien.

Et effectivement, Taide ne remarqua rien.

— Quand ils ont décidé de se séparer pour aller rejoindre celui qui devait être son époux, y a pas eu que le Seigneur à avoir le coeur brisé. Le mien aussi. Il pouvait pas aller à leur mariage. Sa présence aurait créé un froid. Il m’a demandé d’accompagner Clarté Lumineuse sur le bateau vers les Montagnes Fleuries. À ses noces, j’ai dansé. Mes compétences pour me téléporter et me rendre invisible ont été très utiles: je suis resté par la suite le contact entre les deux, par delà les distances, sans qu’on me voit là-bas.

Et après une pause:

— Vous pouvez pas imaginer tout l’acharnement qu’ils sont subi. On punissait un amour interdit. On cherchait à les séparer. Ils ont vécu à son ermitage puis sont revenus au palais. Il y avait peu de serviteurs et on avait dû leur donner l’ordre d’en faire le moins possible: la résidence était en train de devenir un vrai taudis, la nourriture était infecte, les vêtements pas souvent nettoyés. On a même cherché à les faire mourir. Ils ont été accusés de fornication. La rumeur publique a donné un amant à la Princesse. Et lui d’avoir violé un des serviteurs. À chaque fois c’était la bataille. Ils s’épuisaient à se défendre. J’avais eu la permission d’entrer dans le palais avec Lumière d’Érudition. Des fois, on leur donnait un coup de main et on leur amenait du bon manger. On était confidents de Clarté Lumineuse. J’ai su tout ce qui se passait. Curieusement, on a jamais été touchés moi et mon copain.

— Neuf Nuages, ce n’est pas ce qu’on apprend dans nos mythes.

— Je sais. Le Seigneur a tenu un journal. Il est sûrement tout plein de ces informations. 

— Ulfilla l’a retrouvé. On est en train de le lire. Et mon mari a pu entrer dans son ancienne incarnation par régression d’âge. Mais on est pas encore rendu aussi loin.

— Je peux lire moi aussi?

— Je vais en parler à Ulfilla. Il y a encore des gens de vivants. Chez les bardes de notre niveau, on tient tous un journal et à notre mort, personne a le droit de le lire, à cause des informations trop intimes ou politiques qu’il peut contenir. C’est transmis à un archiviste et celui-ci le rend public que lorsque la dernière personne citée est morte.

Neuf Nuages lui prit la main, se pâmant devant elle avec tendresse. 

Elle la retira doucement.

— Sois sage, Neuf Nuages, lui intima-t-elle en caressant sa joue.

Son visage devint tellement triste… 

— Prends pas ça comme ça. T’es comme un frère pour moi. Et t’es magnifique quand tu danses.

Taide sortit enfin sa cithare et entonna un air très gai. Ce qui le rendit heureux. 

Ils passèrent ainsi leur temps, elle pinçant ses plus beaux airs en chantant, une joli voix de soprano qui accompagnait de temps en temps celle d’Ulfilla. L’Îlien l’écoutait religieusement. S’il aurait connu ces chansons, il aurait chanté avec elle.

Il s’élançait pour danser qu’elle cria. 

— Je viens de me faire piquer.

Neuf Nuages vit sortir de la manche de la musicienne une sorte de gros insecte qu’on observait sur certaines îles. L’animal commença à circuler aussi sur lui. Effrayé, il le chassa.

Au bras de Taide, il remarqua une piqûre d’insecte comme il en avait observé sur les malades. Il ne prit pas de chance. Il l’amena immédiatement à l’hôpital, escorté par les dauphins protecteurs.

———
 
 

Quatorzième chant   Seizième chant

 

© Michèle Dessureault, 2024

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