Épée Indomptable, Clarté Lumineuse - Quatorzième chant

Neuf Nuages et les trois bardes s’affairaient en plein rituel de la Cloche d’Or. Soudain, le danseur remarqua quelque chose d’inhabituel derrière les bardes et disparut au beau milieu d’une arabesque. Les trois bardes arrêtèrent de chanter tous en même temps, ébahis par sa volatilisation. Puis, ils entendirent un cri derrière eux et se retournèrent. 

Un homme arrivait en courant, habillé en soldat aux armoiries d’un des Gardiens morts, brandissant un sabre, criant à plein poumons, qui s’arrêta en plein élan, au moment de franchir le périmètre sacré, penché par en arrière, une jambe portée vers l’avant. Sa position était vraiment burlesque dans son instabilité et sa fixité.

L’homme avait brusquement senti un bras énergique lui entourer le cou, l’immobilisant dans sa course alors qu’un véritable étau enserrait son poignet tenant le sabre, tournant en une lente clé de bras. L’arme tomba à terre. Puis le sbire sentit une pression derrière son oreille et s’effondra.

Neuf Nuages apparut, penché sur l’homme, tâtant pour ses signes vitaux.

— Il n’est pas mort. Il dort, dit-il aux trois bardes qui accouraient, soulagés.

Après une courte pause:

— Je l’ai vu arriver à temps. Il voulait manifestement s’en prendre à nous. J’ai pu le maîtriser en douce.

— Tu nous a sauvé la vie! s’écria Taide, sous le choc.

— Oui, tu nous a sauvé la vie, répétèrent les deux bardes en écho, encore tremblants.

— Comment t’as fait? demanda la musicienne.

— J’ai juste fait ce que j’estimais mon devoir, répondit humblement le danseur. Je peux me rendre invisible, ce qui me donne un avantage facile. Je suis assez fort, physiquement. Et je connais certains points d’acupression. Il y en a pour faire dormir.

Les trois bardes connaissaient aussi ces points, parties de leur panoplie de premiers soins et d’auto-défense.

— Comment te remercier? poursuivit Theleilan.

Le danseur n’osa pas leur dire qu’une partie de son mandat comme contact, lorsque dans le monde d’en-bas, était de les protéger de toutes façons.

— Rien. Je vous l’ai dit: j’ai juste fait mon devoir.

Puis Neuf Nuages se laissa aller à ses émotions, presque au bord des larmes.

— Ce qu’il a fait est un des pires sacrilèges. L’île est archi-sacrée. C’est la première fois que je vois ça. Il a souillé la Cloche d’Or. Et je le reconnais: c’est un des nôtres. Il a dû être payé très cher pour un tel crime. C’est la mort qui l’attend. En fait, on pourrait l’exécuter maintenant sans aucune forme de procès (les trois bardes, toujours sous le choc, réagirent à une dureté aussi expéditive de la part de leur ami). Sauf que je suis pas capable de tuer les gens et il peut avoir des choses à dire. 

Reprenant son sang-froid, il pointa du doigt le pavillon:

— Il y a de grosses cordes à gauche, près de l’entrée. L’un de vous, allez les chercher. 

Ulfilla ne se fit pas prier.

Une fois son armure enlevée, l’homme fut solidement garrotté aux pieds et aux poings. Ulfilla déchira un morceau de son vêtement militaire et le bâillonna.

— Qu’est ce qu’on fait maintenant? se soucia Theleilan. J’ai pas envie de continuer.

— On peut pas continuer, répondit Neuf Nuages d’une voix altérée. Le lieu a été profané. On se change, on va au palais royal porter le bonhomme et on revient pour purifier l’endroit.

— Ma préoccupation est aussi de savoir comment il a pu franchir le bouclier de protection, s’inquiéta Ulfilla.

— On verra au retour.

Auparavant, Neuf Nuages s’assit en tailleur sur le carrelage face à la Cloche d’Or. Il se prosterna les deux mains à terre devant lui et se mit à pleurer. Il parlait tout bas dans sa langue sans que les bardes ne le comprennent. En fait, il demandait pardon à la Cloche d’Or de l’avoir laissée être profanée, de n’avoir pu faire mieux, d’avoir été incapable d’empêcher ce tueur d’accéder à ce lieu si saint, même si lui, Neuf Nuages, n’en était pas responsable, l’île étant en principe ouverte à tous. Les musiciens le laissèrent aller de tout son saoul, sans dire un mot. Eux-mêmes étaient de toutes façons encore ébranlés. Toujours confus, ils ne savaient pas quoi dire ni penser de l’événement : quelqu’un avait voulu les abattre. Ulfilla et Taide n’en revenaient tout simplement pas: le Seigneur Épée Indomptable et la Princesse Clarté Lumineuse étaient détestés à ce point? Et si c’étaient les Florimontains — ces perpétuels suspects et vilains de l’histoire — qui ne voulaient pas que l’épidémie soit enrayée?

———

La tentative d’assassinat sur les bardes créa toute une commotion au palais royal. Un homme des Îles, au sanctuaire de la Cloche d’Or, qui savait à quoi il s’exposait par cette action… Était-il si suicidaire? Il fut amené immédiatement au cachot pour interrogatoire. Parce que même aux Îles Suspendues, il y avait des cachots.

— Vous allez le torturer? s’enquit Taide au roi.

— Nous ne torturons guère ici. Ce n’est guère dans nos mœurs.

La musicienne eut un soupir de soulagement.

Le roi Jade Persistant offrit aux bardes le soutien de trois gardes du corps. Mais Ulfilla et Taide  refusèrent, prétextant avoir leur propre système, plus efficace selon eux: une personne vraiment déterminée passerait par-dessus des gardes, de toutes façons. Theleilan, qui aurait bien aimé les avoir, ces protecteurs, n’eut pas le choix de suivre.

Durant l’après-midi, Ulfilla fit le tour de tous ses boucliers de protection pour en vérifier la sécurité et fit des réajustements au besoin. Pour l’île de la Cloche d’Or, il ajouta les gens armés à l’exclusion. L’ermitage n’accepta que les trois bardes, Neuf Nuages et Lumière d’Érudition. Même chose pour le palais du Seigneur, mais inclut les familles, les amis, les artistes de la cloche d’Or. Beaucoup de gens, peut-être trop. Mais il ne se sentait pas le choix. Pour les autres boucliers, il ne changea rien. De toutes façons, dans tous ces lieux: palais royal, palais des Grands Gardiens, hôpital, ils n’étaient jamais isolés. Un meurtrier y penserait deux fois avant d’accomplir son geste.

Les seuls moments où ils restaient vulnérables étaient les vols entre les îles. 

Au sanctuaire de la Cloche d’Or, les trois bardes rejoignirent Neuf Nuages, en train d’étudier le rituel de purification — expliqué dans un énorme grimoire — avec l’officier principal de la liturgie et quelques collègues sortis de leur confinement.  

— Le rituel n’a pas été accompli depuis des siècles et pour une fois, il est écrit, dit le danseur, soulagé, après salutations.

Mais les bardes avaient sauté immédiatement au sujet qui les préoccupait.

— Comment peut-on se protéger durant les vols? questionna Ulfilla.

— Vous rendre invisibles, répliqua Neuf Nuages, manifestement dérangé. Ou vous entourer d’un bouclier protecteur personnel le temps du déplacement. Une flèche, un sabre pourraient rebondir.

Finalement, Ulfilla et Taide optèrent pour un tel bouclier, y incluant Theleilan au passage. Ils ne savaient pas comment se rendre invisibles et n’avaient pas le temps de l’apprendre.

Maintenant la grande question: pourquoi au sanctuaire puisqu’en vol ç’aurait été si facile?

— En plein vol? Vos cadavres auraient jamais été retrouvés, disparus dans l’océan, expliqua Neuf Nuages. Je crois qu’on voulait que vous soyez retrouvés, frapper les esprits, lancer un message…

Puis il soupira et reprit:

— La purification va prendre plusieurs jours. On va avoir besoin de votre aide.

Et les trois bardes de s’asseoir avec eux.

———
 
 

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© Michèle Dessureault, 2024



 

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