Épée Indomptable, Clarté Lumineuse - Treizième chant

Le lendemain matin, Neuf Nuages les attendait au bord de l’île de la Cloche d’Or, droit et hiératique, rayonnant de joie, déjà tout prêt : frais lavé, pieds nus, longs cheveux défaits, yeux, bouche, joues, yeux, paupières maquillés, torse complètement glabre, grand pantalon blanc évasé retenu par une longue ceinture enroulée autour de la taille. Un vrai dieu de la danse. 

Taide le trouva magnifique et le lui exprima.

Il devint rouge comme une pivoine. Venant d’elle… Après l’avoir remerciée, il salua les autres bardes, puis les dauphins qui s’agitaient auprès de la rive. Il poursuivit dans sa langue maternelle :

— C’est le vêtement rituel que je dois porter pour approcher la Cloche d’Or. Je vous montre tout de suite ce que vous devez porter et faire.

Il prit machinalement la main de Taide et à grandes enjambées, d’un pas léger et souple, les amena au pavillon. Il fouilla dans les vêtements et en dénicha à leur taille.

— C’est ceci qu’il faut porter.

Ulfilla eut le costume le plus habillé, puisqu’il serait sur le cercle alors que celui des deux autres bardes fut plus simple.

Neuf Nuages prit une pose solennelle.

— Je vais aller d’un petit discours. Je crois inutile de vous rappeler qu’il faut approcher de la Cloche d’Or avec très grand respect. Les rituels, les chants, la musique, la danse servent à la nourrir. Ce sont des offrandes et elles doivent être pures et impeccables : pas de fausse note, pas de faux pas, pas de mots de travers. Comme participants aux rituels, on est aussi des offrandes et on doit entrer dans la cour intérieure purs et impeccables. Dans notre esprit : seules les personnes ayant de la spiritualité peuvent y pénétrer. Dans nos cœurs : pas d’émotions négatives, de haine, de colère. Avoir de la dignité. Émettre des vibrations d’amour spirituel tout autour de nous. Dans nos corps : méticuleusement propres, tout autant que les vêtements blancs qu’on doit porter, pas de barbe pour les hommes, les cheveux défaits, les pieds nus, le maquillage, qui est symbolique. Pour celui-ci, comme c’est plus long à mettre, on va laisser faire. Et je préfère que ce soient les chanteurs et les musiciens qui vous montrent ça. C’est différent pour eux. Pour ce qui est d’avoir le corps propre, on utilise des douches, ailleurs dans le pavillon. Je vais vous montrer la place. C’est plus rapide et plus propre que les bains. On se douche avant le rituel, pour être pur devant la Cloche, et après, parce qu’on a sué. Et il y a une façon d’entrer et de sortir. Que je vais vous montrer.

Durant leur prestation, les trois bardes observèrent du coin de l’œil Neuf Nuages évoluer autour du cercle sacré. Ils furent émus par la grâce et la souplesse de ses gestes, leur précision, leur pureté, impeccables justement. Même ses cheveux, virevoltant au rythme de ses gestes, participaient à ses mouvements. Sachant que ceux-ci étaient entièrement improvisés, il était vraiment un grand danseur. 

Seuls les meilleurs artistes rendaient hommage à la Cloche mythique et il était l’un d’entre eux.

Pour clore le rituel, ils s’inclinèrent tous à l’unisson devant la Cloche, la remercièrent puis quittèrent en procession.

Un phénomène avait attiré les trois bardes dès la veille: des couleurs presque transparentes, douces, fluides, tourbillonnant avec le corps du danseur, se fondant les unes dans les autres.

Des sons doux et cristallins avaient tinté en harmonie avec elles. 

— C’était quoi ce prodige? demanda Theleilan.

— Le déploiement de couleurs et de sons? Vous les voyez et entendez? Les gens ordinaires peuvent pas mais sentent quelque chose. Ça fait partie de la danse. Les chorégraphies en tiennent compte. La musique des rituels aussi. Maintenant, allons nous doucher.

Les douches étaient communes mais séparées hommes / femmes. Les musiciens déconcertés par ce moyen inhabituel de se nettoyer, Neuf Nuages — les cheveux ramenés à l’avant pour cacher son intimité —, dut leur expliquer comment s’en servir, ainsi que du savon. Dans les royaumes, les gens se lavaient à l’eau claire. Autant le danseur était intimidé par les bains mixtes où la nudité s’étalait, autant Ulfilla et Theleilan le furent à la vision de ces mains qui se promenaient partout sur le corps nu à la recherche de la moindre trace de sueur. Même si l’attitude et les mains étaient asexuées, des pieds à la tête, le dos tourné. Ils attendirent d’être seuls pour s’y mettre à leur tour, chacun son tour.

———

Le Seigneur Épée Indomptable et la princesse Clarté Lumineuse, suite à leur disparition du bateau, s’étaient cachés dans le monde d’en bas, si vaste qu’on ne les trouverait pas. Ils vivraient de la chasse et de la cueillette, autrement dit d’amour et d’eau fraîche, sous une tente au bord d’un lac. Mais la réalité les rattrapa très vite.

Il était un guerrier, maître des arts martiaux, maître de l'escrime. Mais point chasseur. Sur les Îles, où le territoire n'était jamais bien grand et où le gibier n’existait pas, on n’apprenait pas la chasse. La baleine volante, les dauphins, les sternes et autres animaux des airs étaient sacrés. On n'y touchait pas. Il ramassa quelques oeufs dans un nid, les faisant bouillir dans une casserole apparue d'un claquement des doigts. Au moins, il savait faire du feu.

La princesse? Ses compétences pour cueillir des aliments et les cuisiner s'avérèrent rapidement très limitées. Elle était habituée à une nuée de servantes et les plats arrivaient à sa table tout prêts. Comment étaient-ils préparés? Face à la situation, elle n'en avait pas la moindre idée.

La magie pour avoir des mets aussi raffinés que ceux auxquels ils étaient rompus? Sauf que le résultat n'était pas à la hauteur et trop demandant. Ils abandonnèrent. 

Finalement, ils décidèrent de quitter la place et, après recherches, se présentèrent au palais du roi de Siglun, un royaume disparu depuis, sous des noms d’emprunt. Le Seigneur offrit ses services comme chevalier. La princesse se présenta comme sa soeur, puisqu'ils avaient l'intention de respecter le tabou sexuel. À cette époque, il y avait guerre entre les Royaumes. Le roi de Siglun l’accepta parmi ses militaires et sa valeur fut très appréciée. Ils y restèrent pendant trois ans, le temps que l’effet du philtre d'amour disparût. Or, cet amour perdura. De magique, il devint naturel. 

Et il décidèrent alors de remonter aux Îles, se dirigeant vers leur destin.

— Écoute ceci Taide.

Celle-ci lisait justement d’autres liasses de la collection. Theleilan, qui ne comprenait pas la langue et voulait contribuer, faisait juste de noter ce que le couple lui disait d’écrire.

“Au retour, on s’est établi à mon ermitage. On espérait pouvoir s’adonner en paix à notre amour. C’est pas ce qui est arrivé”

“Seulement une semaine et quelques jours s’étaient passés dans les Îles. Et plein de choses avaient déjà eu le temps de se produire. Le roi des Montagnes Fleuries avait très mal pris la disparition de la princesse. Il gardait en otage les équipages des bateaux. Seulement les équipages. Du menu fretin. Mais qui comptait quand même. Tous ceux qui pouvaient se téléporter étaient revenus ici, ainsi que tous ceux d’importance qui pouvaient pas le faire et qu’ils ont pu aider.” 

“Seul le retour de Clarté Lumineuse là-bas assurera la libération des otages. Et les Îles Suspendues en périphérie sont déjà plus sûres. Elles sont régulièrement attaquées par des soldats florimontains, qui violent, tuent, pillent, kidnappent. Ici encore, seul le retour de la princesse garantira la paix. Et vraiment elle, pas une autre. Car une autre a été offerte, mais de rang inférieur, pas aussi magicienne, plus facile à contrôler pour le roi florimontain. Celui-ci a refusé. C’est Clarté Lumineuse qu’il veut. Le traité entre nos deux royaumes dit que ce doit être elle.”

“Normalement, moi et mon amour, on aurait dû être exécutés, au mieux bannis. On se cache même pas, nous promenant main dans la main. Sauf qu’on a besoin de Clarté Lumineuse pour la renvoyer là-bas, ce qui revient à la bannir. Quand à moi, mon sort est pas encore clair. Aucun Seigneur est inutile en ce moment contre les Florimontains.”

“Finalement, moi et Clarté Lumineuse, on a accepté de nous séparer. La femme que j’aime doit partir demain. Sans philtre d’amour ce coup-ci. On veut pas retenter l’expérience. Plus une punition, je crois”

———

La mort des trois Grands Gardiens ne changea rien à la routine quotidienne.

Après avoir accompli le rituel de la Cloche d’Or, sauté sous la douche et repris ses vêtements normaux, Neuf Nuages retournait au palais dont il ne sortait que pour remplir les réserves de nourriture. Avec Lumière d’Érudition, il s’occupait de l’intendance. Ça voulait dire entre autre cuisiner. Et que Taide, Ulfilla et Theleilan aient un repas prêt quand ils revenaient. Quand ils avaient fini l’intendance pour la journée, Lumière d’Érudition sortait lire, assis près de la cascade. Neuf Nuages s’était aménagé un coin pour s’exercer. Il n’avait pas de musique, pas de barre, pas de miroirs, alors, les cheveux remontés, habillé confortablement, il y allait d’exercices, d’étirements, de certains mouvements élémentaires sans cet équipement. Il étudiait sa proprioception. Puis quand il avait terminé, après une ou deux heures, il allait prendre une autre douche — les bardes n’avaient jamais connu quelqu’un de si propre —, se changeait puis rejoignait Lumière d’Érudition, étendu sur un banc, les yeux fermés, se relaxant. Un des deux cuisinait le repas du soir.

Les deux hommes ne visitaient même pas leur parenté, restée chez elles par choix. Le risque de contagion était trop grand. Leur inquiétude était quand même manifeste.

Le danseur n’avait pas donné de nouvelles de sa famille, cette fois-là.

— Neuf Nuages, toi qui connaît le fonctionnement des rituels au sanctuaire de la Cloche d’Or, ça serait-y possible de les recommencer avec les artistes qui restent? demanda Ulfilla — définitivement le chef d’équipe — dans la langues des Îles, en déposant ses baguettes.

Ils étaient assis autour de la table, à manger le repas du soir. 

— Ça dépend de ce qu’on veut faire. Contrairement à vos croyances, on a jamais eu de rituels en continu. Vous avez entendu les vibrations que ça fait, perçues même dans les îles les plus lointaines? C’est seulement à certaines heures. Si on veut des rituels comme ça se faisait avant, on pourra pas parce que ça prend beaucoup de gens. On peut pas demander à un danseur de faire plus d’une heure par jour. Si on veut de la danse pour six fois dans la journée, ça prend six danseurs tout de suite en partant. Si la chorégraphie en demande trois à la fois, vous faites le compte. Pour les musiciens et les chanteurs, vous avez une meilleure idée que moi. Autre chose concernant les danseurs. Un danseur fait quelques années et après c’est fini. L’usure du corps. Moi-même mon temps achève. Il va falloir bientôt me remplacer.

— Qu’est-ce que tu comptes faire?

— Chorégraphe. Enseignant. J’ai déjà commencé. Mais pas grand monde à diriger et à enseigner en ce moment.

— Et combien de personnes seraient tout de suite disponibles?

— Environ le quart des effectifs d’avant l’épidémie. Et autre chose, il y a des hymnes et des pièces de musique perdues parce que leurs dépositaires sont décédés.

— Personne pour la relève?

— Non. Eux aussi sont morts.

— Et il n’y a pas de copie écrite de ces morceaux?

— C’est une tradition orale. Certaines des pièces disparues étaient jouées ou chantées seulement à certains moments de la journée ou de l’année. C’est la même chose pour la danse.

Neuf Nuages ne connaissait pas les clés, sûrement initiatiques, pouvant justifier un moment plutôt qu’un autre. 

— Si on jouait qu’une heure au lever du soleil jaune et une heure à son coucher, est-ce que ça aurait du sens? 

Aux Îles Suspendues, deux soleils brillaient. Un couple optique formé d’une naine jaune autour de laquelle elles tournaient, plus une géante rouge, suffisamment loin pour que ses dimensions fassent le quart de l’étoile jaune.

Neuf Nuages se mit à réfléchir, tapotant son bol de nouilles avec ses baguettes. 

— Nous jouons, chantons et dansons chaque matin pendant une heure de temps sans tenir compte de ce qui devrait être joué à ce moment-là et ça semble pas nuire... insista Ulfilla.

— Je vais penser à ça. Je vous dirai plus tard.

Il ajouta :

— Il faut aussi consulter l’officier principal de rituels. C’est lui, le responsable de la liturgie.

— Pour l’officier principal, je m’en occupe. Écoute, on pourrait réunir ceux qui veulent bien reprendre du collier parmi les survivants. Vous pourriez vivre et pratiquer ici au palais. Le matin, nous irions tous au sanctuaire. 

Puis après une pause : 

— Penses-y.

———

Ulfilla, Taide, Neuf Nuages et Lumière d'Érudition apparurent sur l'îlot ayant l’ermitage du Seigneur.

Taide était entre ses deux hommes, le danseur la dépassant d'une bonne tête. Celui-ci était toujours aussi élégant et distingué, de larges pantalons et un kimono de satin vieux rose, recouvert d'une longue veste de velours de soie couleur prune allant à sa mi-jambe. Lumière d'Érudition était un peu en retrait, vêtu simplement, porteur d’un panier de victuailles. L’idée du pique-nique venait de lui. Les deux bardes n’étaient pas plus recherchés dans leurs habillements.

Les deux Îliens balayèrent l'endroit du regard et furent enchantés. Vingt ans auparavant, ils étaient venus plusieurs fois visiter le couple mythique durant leur séjour à l'ermitage. Ils avaient connu l'endroit dans toute sa magnificence.

— Presque comme avant, prononça Neuf Nuages. La mémoire ancienne du Seigneur est presque intacte.

Ulfilla sourit. 

— J'ai tout réparé comme je le sentais, le plus à l’aise à mes yeux. J'ai pas pensé à fouiller ma mémoire ancienne. Je me suis pas préoccupé de comment c'était avant.

Puis, il demanda:

— Qu'est-ce qui a causé toute cette destruction ? 

Les deux Îliens se consultèrent du regard. Neuf Nuages répondit :

— Après le bannissement du Seigneur, parmi ceux qui trouvaient qu'il avait été privilégié dans son amour et sa punition, qui le tenaient comme responsable des nouveaux troubles avec les Florimontains, plusieurs sont venus ici pour tout saccager. 

— Pourtant, ils ont laissé le palais tranquille.

— Oui. Mais le roi les en a empêché quand ils ont aussi voulu s'en prendre à lui. Jade Persistant et les autres Seigneurs ont déployé des soldats. Ç'a pas été plus loin.

— Et les propriétés de la Princesse?

— Même chose que le palais. Sa mère y a veillé quand elle a vu les ruines ici.

Puis après une pause:

— Ça vous donne une idée du ressentiment que beaucoup de gens ont envers le Seigneur et la Princesse. À quel point votre ancienne identité doit être protégée. 

Les deux bardes n’eurent pas le choix d’acquiescer.

— Maintenant, je vais vous montrer ce que j'ai fait de l'ermitage, déclara le chanteur.

Et le groupe de se déplacer dans cette direction, où ils se sustentèrent, assis dans l’herbe, chantant et dansant le repas fini. Cette détente leur fit beaucoup de bien.

———
 
 

Douzième chant   Quatorzième chant

 

© Michèle Dessureault, 2024


 

Commentaires

Messages les plus consultés de ce blogue

Îles Suspendues - Table des matières

Épée Indomptable, Clarté Lumineuse - Prologue

Épée Indomptable, Clarté Lumineuse - Prononciation, principaux personnages et univers