Épée Indomptable, Clarté Lumineuse - Vingtième chant

Lorsque Taide fut mieux, elle et Ulfilla reprirent leur exploration d’île en île, Theleilan restant auprès de Neuf Nuages. Au premier tour, avant la maladie de l’épouse, ils ne savaient pas trop ce qu’ils cherchaient, mais maintenant, ils prospectaient les insectes et leurs nids et n’atterrissaient jamais pour éviter ces derniers, Ulfilla n’étant pas immunisé.

Ils découvrirent ainsi un nid sur l’île de sources chaudes où Taide s’était faite piquer. 

La deuxième fontaine intéressa aussi le barde. Il en connaissait une pareille en Anthussia et la similitude l’intrigua. Normalement, il y aurait dû y avoir une jeune femme. Mais elle n’y était pas.

Pas plus que lorsqu’elle avait été avec le danseur, Taide ne remarqua rien.

Plus loin ils devinèrent une fabrique de bébés. La végétation était luxuriante et il semblait y avoir un couple. Mais plus ils se rapprochaient, plus ils étaient inquiets. En fait, ils ne se posèrent pas sur le sol. Il y avait vraiment un couple, sauf que celui-ci n’était plus que deux cadavres couverts d’insectes en train de les dévorer — ces insectes justement. L’île était infestée. Les deux amants n’avaient pas pu se sauver pour des raisons connues d’eux seuls. Peut-être une attaque des Florimontains. L’odeur infecte parvenait sous le nez des deux bardes. Ulfilla et Taide se mirent à restituer. Même les dauphins qui bondissaient tout autour réagissaient mal.

— On en assez vu. Rentrons.

Ils avaient fait leur part.

———

Au retour, Ulfilla et Taide virent au loin un bateau volant sous les nuages. Ils savaient que les Îles Suspendues en utilisaient pour les déplacements protocolaires, de grosses nacelles prévues pour amerrir, construites en bois précieux sauf sous la ligne de flottaison, soutenues par des carassins géants, de belle couleur orange et jaune vifs, lesquels avançaient dans les airs en battant de leurs nageoires et de leur double queue. Les bardes les avaient vu amarrés à une des îles à proximité du palais royal alors que les poissons étaient nourris.

Sauf que cette fois, c’était différent: une nacelle de plus petite dimension, construite en long comme un clipper, maintenue par un maskinongé de belle taille et allant à belle vitesse.

Ils s’en rapprochèrent.

Ils étaient incapables de dire son origine mais le bâtiment semblait équipé pour une action militaire.

— Les Florimontains! s’étaient exclamés d’une seule voix Neuf Nuages et Lumière d’Érudition, à la description faite par les musiciens.

— Je préviens le roi, annonça le danseur, qui reprenait ses énergies. 

Quand Lumière d’Érudition découvrit l’Île où le bateau se dirigeait, il sursauta.

— C’est là qu’habite ma famille. On va les chercher. On les amène avec nous au palais. En même temps on avertit les autres qu’ils aillent dans un des refuges.

— Les autres, où ils peuvent aller?

— Un des refuges, répéta l’Îlien. Il y a des refuges pour ce genre d’attaques. Ils savent où aller.

La famille de Lumière d’Érudition eut le temps de ramasser quelques affaires. Ils disparurent d’un seul mouvement. 

Finalement, il ne restait pratiquement personne à part Ulfilla et Taide quand les Florimontains accostèrent. Et de les entendre se plaindre qu’il n’y avait personne à kidnapper, personne à violer. Les îles périphériques avaient cessé d’être saccagées — plus de butin — et depuis peu, ils s’étaient rapprochés d’îles plus peuplées comme maintenant. Curieusement, à date, quand ils arrivaient, la plupart des gens avaient disparu …comme par magie. Plus aucune surprise. Ils pouvaient quand même s’adonner au pillage et s’y consacrèrent avec grand zèle.

Les deux bardes se postèrent en divers endroits successifs pour les observer. Ils se fiaient sur leur capacité de téléportation pour se sauver au besoin. Ce que fit Taide quand un homme la découvrit et s’écria, sabre à la main, les yeux pleins de luxure:

— Oh! La belle fille!

Il resta immobile, stupéfié, par sa disparition soudaine, alors que d’autres hommes accouraient.

Puis une voix venue de nul part cria:

— Retour au bateau! 

Et tous de se diriger vers le bateau avec leur butin et d’embarquer. Le bâtiment leva l’ancre et appareilla. Il était encore près de l’île qu’il se mit à canonner trois fois dans sa direction. Un boulet explosa non loin de Taide, chanceuse de ne pas recevoir d’éclat. Avec horreur, dans le grouillant noir qui s’essaima du projectile, elle reconnut l’insecte qui l’avait blessée. Cette épidémie venait bien des Florimontains. Et le groupe du bateau devait ignorer que les Îliens savaient maintenant comment guérir. Elle se dépêcha de retrouver Ulfilla, afin qu’ils aient quitté l’île avant qu’il ne soit piqué.

Quelques minutes passèrent et on entendit une autre canonnade. Observant à partir du rebord de l’île, Taide et Ulfilla reconnurent un autre bâtiment militaire, aux formes toutes aussi effilées, porté cette fois-ci par un immense barracuda, avec l’étendard des Îles Suspendues. Il y eut échange de tirs. Puis, les deux bardes observèrent une immense flèche s’élancer du bateau des Îles, qui embrocha le maskinongé. Celui-ci cria et se débattit âprement mais ce fut peine perdue pour lui. On le vit tomber dans l’océan plus bas, les yeux terrorisés, sous les cris et hurlements de son équipage.

Les deux bardes n’avaient jamais vu la guerre de si près. Dans leur univers, du fait des ollams, il n’y en avait pas eu depuis un ou deux siècles. C’était pire que les tentatives d’assassinat qu’ils avaient subies. En entendre parler, la voir d’aussi près, deux mondes à part. Ils étaient complètement commotionnés. Taide se blottit dans les bras d’Ulfilla en pleurant. Il la consola d’une chanson douce alors que lui-même aurait aussi eu besoin d’être bercé. Puis, ils rejoignirent le palais du Seigneur. La famille de Lumière d’Érudition, sa mère, sa soeur, sa nièce, ses deux frères, tous étaient là à les accueillir.

— Merci pour votre aide! s’exclamèrent-ils tour à tour.

Et de leur passer la main sur le bras, une marque de reconnaissance dans les Îles. 

Ils avaient perdu beaucoup mais pas la vie. Il fut décidé qu’au repas du soir, de meilleurs plats que d’habitude seraient concoctés pour remettre tout le monde d’aplomb.

———

Le couple reçut peu après une convocation du roi. L’attitude de ce dernier envers les bardes avait bien changé depuis leur première rencontre. Il était devenu chaleureux.

— Merci pour votre aide, barde Ulfilla et bardesse Taide, grâce à vous, nous savons maintenant que les Florimontains sont bien derrière l’épidémie.

— Mais je croyais leur responsabilité connue, avait répondu Ulfilla.

— Nous n’étions guère sûrs. N’oubliez pas que nous ne savions guère le lien entre ces insectes et l’épidémie que jusqu’à tout récemment. Ils avaient été remarqués sur des Îles attaquées par eux et sur les îles des premiers malades mais ça pouvait être une coïncidence puisque nous en voyions aussi sur d’autres. Ils devaient voler d’une île à l’autre.

— Est-ce que ça engage automatiquement leur faute concernant les fois qu’on a voulu nous assassiner?

— Pas nécessairement. Votre identité a été protégée de notre côté et nous sommes persuadés que vous avez fait de même. Mais un hurluberlu qui aurait décidé que vous êtes le Seigneur et la Princesse, nous sommes impuissants.

Puis après une pause:

— Et merci d’avoir sauvé nos sujets vivant sur cette île. Ils pouvaient disparaître et se réfugier aillleurs dans ce cas-ci mais beaucoup ne le peuvent guère. Les attaques sont souvent faites par surprise et la fuite difficile à gérer. Les maskinongés sont des bâtiments à la fois très rapides et très maniables. Ils volent sous les nuages à grande vitesse jusqu’à leur but puis s’élèvent tout à coup. Nous ne les voyons qu’à la dernière minute, surgissant de nulle part.

— Mais je croyais que tout le monde pouvait voler ou disparaître ici, s’exclama Taide.

— Seulement certains. Vous ne pouvez guère le voir en ce moment puisque la majorité des gens restent chez eux. Mais en temps normal, ceux qui ne peuvent se téléporter se déplacent d’une île à l’autre en volant, ou sur des perchaudes pour les cargaisons, ou montent à cheval sur des dauphins.

— Des perchaudes?

— De petits bateaux volants où les poissons sont des perchaudes. En ce moment, ils sont tous à quai dans des hangars. Vous ne les avez probablement guère vus.

Après une certaine réflexion, Taide changea de sujet.

— Que peut-on faire pour finir cette guerre, entre les Îles Suspendues et les Montagnes fleuries?

— C’est Clarté Lumineuse qui me pose cette question?

Le roi était sarcastique, mais poursuivit, sur un ton familier qui les laissa pantois tellement il était inattendu. Se moquait-il d’eux? Ou était-ce par simple dépit? Ou bien le discours d’un oncle à sa nièce?

— On s’en sortira jamais, à moins d’un changement du côté des Florimontains. Le retour de la princesse est la meilleure option pour eux mais je sais aussi qu’ils la tueront aussitôt parce qu’ils estiment qu’elle a été déloyale envers eux. Je suis pas prêt à sacrifier ma nièce, surtout après ce qu’elle vient de réaliser pour nous. Elle a eu de force un enfant du roi des Montagnes Fleuries et c’était leur intention après l’accouchement: l’assassiner. Il n’y aura pas de changement. Sauf que je la connais: elle se laissera pas faire. Oubliez pas qu’elle peut se téléporter. Elle leur a démontré au moins une fois. Elle peut le leur démontrer encore.

Taide sourit à ces mots. Elle aimait la pugnacité de la Princesse.

— Pourquoi l’avoir choisie si elle pouvait disparaître d’un claquement de doigt?

— Je pouvais pas engager une femme d’un rang inférieur comme épouse de roi. Et tous, on croyait qu’elle était incapable de se téléporter, seulement de voler.

Le couple quitta le roi insatisfait. Malgré la réponse du roi, qu’il n’y aurait pas de changement, ils sentaient que quelque chose pouvait être fait pour terminer cette guerre et qu’ils en étaient la clé. Mais pour le moment, ils se sentaient démunis. Des idées viendraient peut-être.

———

Le reste de leur séjour fut dédié à la Cloche d’Or et à ses rituels, ce que dans le fond les trois bardes auraient dû faire dès le rétablissement de Taide. Ils se joignirent à la troupe, apprenant en même temps de leurs chants et de leur musique. Cette compagnie regroupait des artistes parmi les plus talentueux et créatifs qu’ils eurent connus et ils éprouvaient beaucoup de plaisir à partager ces moments avec eux. De bonne compagnie, ces gens se connaissaient depuis l’enfance. Ils grandissaient ensemble, travaillaient ensemble, avalaient tous leurs repas ensemble, mus par une incroyable synergie d’équipe. Et, en dehors des pratiques et des rituels, tout autant que Neuf Nuages, ils partageaient tous un même goût pour les tenues très élégantes. Des aristocrates de l’art.

Un matin, celui-ci arriva de sa chambre accroché au bras d’une des chanteuses, leur deux sourires tout pétillants.

Hein? Ulfilla et Taide se regardèrent, estomaqués. Cette vision était très lointaine de l’image qu’ils avaient toujours eu de lui.  (Pour le bain quotidien avec les trois bardes, il continua de refuser, toujours aussi vierge, timide et pudique devant Taide. Et privé désormais d’une de ses seules joies avec elle : prendre sa main pour la marquer du pouce puisque désormais elle connaissait le truc). 

— Nos baiseurs ont repris du service, fusa une voix.

Neuf Nuages sourit à faire fondre, y allant d’un clin d’oeil.

Les deux s’assoyant côte à côte pour le repas, la partenaire du danseur voulut prendre un bol mais celui-ci la retint. Il le déposa devant elle, le remplit et, à la surprise de la jeune femme, se mit à la nourrir à la cuiller et aux baguettes.

Il lui chuchota quelque chose à l’oreille. Elle pouffa de rire.

Puis, Neuf Nuages se déposa une fraise dans la bouche et quémanda celle de la chanteuse, transformant l’opération en un baiser gourmand, au sens propre, quand les lèvres se rejoignirent.

Quelqu’un s’esclaffa. 

Se retournant, il constata que tout le monde observait la scène avec des réactions diverses. Qui riait silencieusement, qui était gêné, qui était choqué. Lumière d’Érudition — dont la famille s’était finalement établie ailleurs — les regardait avec envie. Quant aux trois bardes, qui allaient de surprise en surprise, ils méditaient sur les risques mortels que prenait leur ami.

Le danseur devint rouge comme une tomate, et tout en mastiquant son reste de fraise, prit un bol, le remplit, et mangea à son tour, très concentré sur son repas.

———
 
 

Dix-neuvième chant   Vingt-et-unième chant

 

© Michèle Dessureault, 2024



 

Commentaires

Messages les plus consultés de ce blogue

Îles Suspendues - Table des matières

Épée Indomptable, Clarté Lumineuse - Prologue

Épée Indomptable, Clarté Lumineuse - Prononciation, principaux personnages et univers