Épée Indomptable, Clarté Lumineuse - Onzième chant

Lors de la rencontre suivante avec le roi, Ulfilla et Taide eurent la permission d’utiliser l’ancien palais du Seigneur Épée Indomptable comme résidence et quartier général. C’était imprudent, presque un aveu. Les gens allaient se poser des questions sur leur identité. Mais le couple avait décidé de faire avec. Des Îliens s’en posaient déjà de toutes façons. Et aux questions, ils savaient quoi répondre: l’endroit convenait mieux, plus à l’abri des Florimontains. Et l’idée de bouclier protecteur ayant fait son chemin, le palais royal fut aussi abrité.

Le roi les pria également de faire sonner la Cloche d’Or à chaque jour. La veille, le son s’était propagé jusqu’aux îles les plus lointaines. Toute activité avait cessé et les gens l’avaient écouté pieusement. L’espoir revenait. Ulfilla reçut le droit de se rendre sur le cercle sacré, le cercle blanc autour de l’autel. Mais lui seul. 

Un tel privilège, donné à un étranger — alors que seuls certains officiers rituels y avaient droit —, ne passa pas inaperçu. Mais le roi Jade Persistant justifia sa décision par la situation exceptionnelle vécue dans les Îles. Tous ceux qui pouvaient franchir le cercle sacré étaient morts ou mal en point.

Le temps de déménager leurs maigres bagages au palais, les trois bardes se rendirent au sanctuaire de la Cloche.

Ulfilla, tout de blanc vêtu, ses longs cheveux noirs dénoués, entra pieds nus sur le cercle blanc. Il y essuya un choc. Le périmètre était incroyablement énergétique. Il sentit les vibrations monter par ses jambes et s’essaimer partout jusqu’au sommet de son crâne. Il en frissonna.

Puis, il entonna un exercice spirituel d’alchimie sonore. Il débutait par des mantras et pouvait se chanter a cappella comme un canon. Taide et Theleilan, yeux fermés, cheveux défaits et pieds nus eux aussi, postés derrière lui dans la cour intérieure, hors du cercle, embarquèrent successivement dans le rituel. La voix juste et puissante d’Ulfilla, triplée par celles des deux autres bardes eut un effet inattendu. La Cloche d’Or se mit à vibrer en résonance. Les trois musiciens se dévisagèrent, abasourdis.  Et du moment que la Cloche se mit à vibrer, leurs trois voix conjuguées s’amplifièrent peu à peu. Ils avaient la sensation que tous, dans les îles, pouvaient les entendre.

Et même lorsque les chanteurs terminèrent l’exercice, la cloche continua ses oscillations encore quelques minutes. Les trois bardes étaient extatiques.

Les vibratos cessant, ils redescendirent tranquillement dans le monde réel. Puis, il allèrent à leurs autres occupations.

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La cloche leur donna quelques idées, mais pas beaucoup. Leurs connaissances médicales étaient si limitées.

À leur rendez-vous matinal avec le médecin-chef, ils s’informèrent des traitements reçus par les malades. Le discours trop technique les submergea de détresse. Tout ce qu’ils voulaient savoir, c’était s’ils pouvaient utiliser des pratiques de leur arsenal de premiers soins, et d’alchimie sonore. Celles-ci étaient-elles connues des médecins? Si oui, les utilisaient-ils? Dans l’agenda des bardes, il était inutile d’appliquer un traitement en double. 

Aucune magie de prévue. Une fois les musiciens partis des îles, le personnel soignant devait pouvoir se débrouiller sans eux.

Les médecins connaissaient bien l’acupuncture et l’utilisaient comme élément de la thérapie, jusqu’à date sans succès. Un soulagement pour les bardes, inquiets devant leur propre ignorance. Les docteurs pratiquaient aussi les mêmes médecines douces que les musiciens, en plus approfondi.

Tout compte fait, en dehors de l’alchimie sonore, il ne restait rien. Mais ça pouvait faire toute la différence. Alors va pour ça, avec l’obligation de révéler des secrets bardiques. Mais la cause était juste.

Est-ce que ça marcherait? Et avec quelles combinaisons de médecines? Le docteur composa quatre groupes d’essais et, à chacun, lui et les musiciens appliquèrent des traitements différents sur fond d’alchimie sonore. L’herbe que Neuf Nuages et Lumière d’Érudition étaient venus chercher fut incorporée ainsi que d’autres thérapies. 

Étiquette oblige, les bardes visitèrent les trois Grands Gardiens malades. Ceux-ci vivaient dans des palais tout aussi grands et somptueux que celui du Seigneur, assistés par une grande quantité de servantes et de serviteurs. Protecteurs irremplaçables de la Cloche d’Or, le roi comptait beaucoup sur leur guérison. Chacun de ces Gardiens fut intégré à un des groupes d’essai à son insu. Au point où ils en étaient rendus, si ça marchait, tant mieux.

La plupart de ces Grands Gardiens étaient des hommes jeunes, très beaux, qui avaient été nommés après le bannissement du Seigneur. La guerre avec le royaume des Montagnes Fleuries avait fauché la plupart de ceux qu’avaient connu celui-ci. Un des trois malades était même son remplaçant. 

Le Seigneur les avaient tous connus, mais dans d’autres circonstances: tous avaient été témoins de ses amours avec Clarté Lumineuse et malgré leur faiblesse, ces malades témoignaient au couple une hostilité à peine déguisée, comme s’ils devinaient leurs anciens noms. Taide se demandait s’ils accueillaient le barde Ulfilla et son épouse Taide, ou les deux pécheurs d’autrefois. Les trois bardes leur témoignaient pourtant un grand respect.

Theleilan, quand il fut enfin seul avec ses deux collègues, pesta :

— Quels hommes désagréables!

— Ils ont pas de vie amoureuse ni sexuelle. Ils sont très austères, 100% dévoués à la cause. Ça déteint à un moment donné sur le caractère, rappella Ulfilla. Et oublie pas que le Seigneur a été l’un d’eux et que c’est son amour pour Clarté Lumineuse qui l’a transformé.

Et d’y aller pour eux aussi d’un bouclier protecteur, ainsi qu’aux deux autres Grands Gardiens encore en santé.

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À la fin de la journée, au retour vers leur nouveau quartier général, les trois bardes volèrent près d’une île minuscule. Son aspect attira Ulfilla et Taide. Theleilan, qui avait fini par s’habituer à ces vols où il était pris par la main, accompagnés de dauphins et de sternes, jeta aussi un coup d’oeil. 

— Après le retour au palais du Seigneur, je reviens jeter un coup d’œil, affirma Ulfilla.

— On peut pas y aller nous aussi?

— Plus tard. Je veux m’assurer d’abord que c’est son ermitage.

Les palais des Grands Gardiens avaient de nombreuses dépendances. Certaines s’étalaient  autour de leurs palais, telles les résidences des serviteurs et des élèves. Toutefois, d’autres occupaient des îles séparées, telles des fermes pour les provisions, des armureries, des lieux l’entraînement militaire... Mais aussi des ermitages, lorsqu’ils voulaient être seuls, loin du tumulte de leurs demeures. 

Ulfilla se téléporta devant un magnifique lilas en fleurs, une de ses odeurs préférées. Il l’huma à plein nez plusieurs secondes puis regarda autour. L’île avait été ravagée. Même après toutes ces années, laissée à l’abandon, elle en gardait des traces. Mais le barde avait la sensation que la cause n’était pas les Florimontains. Ou pas seulement eux.

Quel contraste par rapport au palais, presque intact!

Devant les restes d’un potager retourné à la nature à force de ne pas être entretenu, toute une série de visions lui remontèrent à la tête, comme venant du fond des âges. 

Il avait vécu ici. Il en était sûr. Et Taide.

Trop de choses l’envahissaient. Là, le boisé était reconnaissable malgré l’incendie. La pièce d’eau était devenue un marécage, conquis par les grenouilles et les roseaux, quelques lotus et nénuphars résistant encore. Les bancs avait été renversés et les tuiles des chemins avait été arrachées et tirées au loin. 

Ulfilla continua sa promenade. L’ermitage était là, sous un arbre, près d’un grand rocher, tel que décrit dans les mythes, entouré d’un autre petit étang, plein de lotus en boutons, de roseaux et de batraciens, un petit pont à moitié détruit traversant le bassin. Même si la bâtisse avait passé au feu, elle restait identifiable. Ici aussi des traces de lutte. Le musicien s’assit sur un banc intact tout près à observer partout. 

S’imbiber de l’atmosphère de l’île était une véritable communion où il avait la sensation de s’imprégner de la vraie histoire. Ceci malgré les ruines.

Le barde traversa le pont, rentra dans l’ermitage — un pavillon tout de bambou construit avec toit en pente. Dans ce qui subsistait, partout de la poussière, de la suie, des lampes éteintes, brisées, une bibliothèque vide, saccagée, des livres carbonisés gisant sur le sol, un lit, une table et des chaises renversées.  

Ulfilla dépoussiéra le lit, s’y coucha, ferma les yeux et sombra dans le sommeil. 

Que s’était-il passé pour que soit abîmé un si bel endroit de façon si abjecte? Il n’arrivait pas à se remémorer. Après le bannissement? Il s’informerait auprès de Neuf Nuages. Celui-ci avait été témoin de tant d’événements.

Lorsque le chanteur se réveilla, il faisait nuit. Le temps de se lever, il retourna au palais.

Mais pas avant d’y avoir posé un nouveau bouclier protecteur sur l’ermitage d’Épée Indomptable.

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Durant son absence, Taide en avait profité pour aménager l’espace. Elle avait déroulé deux futons pour former un lit double. Ils n’avaient dormi dans le lit de jeune homme du Seigneur — Ulfilla se retenait de dire le lit de vieux garçon — qu’une seule nuit et n’entendaient pas récidiver. Pendant qu’il était dans les bras de sa femme, de drôles de vibrations lui avaient monté à la poitrine, comme si la couche protestait de l’usage que ces gens faisaient d’elle.
Theleilan, de son côté, s’était aménagé un espace à lui dans une petite chambre tout près.

Après le repas, ils continuèrent leur exploration du palais. 

Ils découvrirent une immense bibliothèque. Le Seigneur devait être un grand lecteur. Et sur des tablettes dans un coin, bien serrés dans leurs étuis, des instruments de musique : une harpe couchée, une cithare sur table, un luth, une sorte de théorbe, quelques percussions, des flûtes d’une belle facture. Taide et Theilelan essayèrent les cordes. Malgré le manque d’entretien depuis ces années, ils décidèrent de les utiliser, le temps qu’ils séjourneraient sur les îles. Ils savaient un minimum quoi faire pour les remettre en forme.

Dans un immense garde-robe pendaient des vêtements défraîchis ayant appartenu à l’ancien propriétaire. Beaucoup de soie très fine, de grande qualité, aux coutures bien droites. Les couleurs qui revenaient le plus étaient le blanc, le crème, le beige, le gris perle avec de la broderie de fils d’or ou d’argent, des rubis ou des saphirs. 

— Je cherche une longue veste crème en particulier avec une tache de vin à moitié délavée près de l’ourlet, dit Ulfilla. Très discrète. Je crois qu’il l’aimait beaucoup pour continuer à la porter quand même.

Non seulement il dégota la veste, mais la tache y était toujours, et il endossa le vêtement. Taide constata qu’elle était trop grande pour lui aux épaules. Le Seigneur était costaud. Theleilan, issu d’un milieu modeste, lui trouva une allure de gosse de riches. 

— Est-ce que je les porte? suggéra Ulfilla.

Depuis leur arrivée qu’ils portaient des vêtements des Îles, de vieux habits dénichés par Neuf Nuages et Lumière d’Érudition. Ça permettrait de varier le menu.

— Mauvaise idée, déclara Taide. Imprudente. On pourrait te prendre pour le Seigneur. Et à ce que j’ai compris, lui et sa dame ne sont plus les bienvenus. 

Leur exploration du jour se termina à la cuisine du palais. Elle était très propre mais vide. Toutes les réserves de nourriture avaient été pillées ...sauf une jarre d’alcool. Comment avait-elle été oubliée? Mystère! Theleilan y trempa un doigt et parce que le nectar goûtait bon, ils finirent la soirée en chantant des chansons à boire, trinquant aux Îles Suspendues.

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Dixième chant   Douzième chant

 

© Michèle Dessureault, 2024

 

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